Une autre Iliade (La dernière nuit), par Massimo Barilla et Salvatore Arena.

 

Qu’est-ce que vous auriez fait vous?
Après dix années de combats, d’épées, de sang. Qu’est-ce que vous auriez fait?
Vous n’y auriez pas cru? Vous n’auriez pas cru qu’ils étaient partis? Qu’ils avaient quitté cette terre? Qu’ils avaient laissé seulement ce cheval et s’en étaient allés?
Toi, tu ne te serais pas mis à danser, à te gratter le nez?
Tu n’aurais pas organisé une course autour des murs? Contre Tufolo, Egilo, Mecrote, Nasso.
Parce que la dernière que tu avais faite tu l’avais perdue, parce que tu avais glissé dans le dernier virage, dix ans plus tôt et cela te cuisait encore.
Tu ne serais pas mis à faire le chien dans la rue de joie. Aouh! Aouh!
Marcher sur les mains d’ici jusqu’au temple et retour.
Tu ne te serais pas fait la barbe, tu n’aurais pas mis ton costume neuf, mangé la viande la plus tendre.
Bonne journée Tarsio! Bonne journée!
Tu as fini de rester là-haut, sur les murs, tu as fini de rester dans le vent, quand les autres sont chez eux autour du feu.
Tu as fini de prendre la pluie, le sirocco et la tramontane. Tu as fini…
Tarsio, mon fils est sur la place avec les autres et ils jouent. Tu peux aller le voir aujourd’hui. Il n’y a pas de danger. La journée est tranquille, la mer calme.
Tu sais ce que nous faisons? Nous allons à la mer.
Nous nageons toute la journée, nous nous brûlons au soleil, jusqu’à la fatigue.
Et quand nous rentrons nous récoltons les dons pour les dieux.
Mes cheveux, le collier de ma femme, la balle de chiffon de mon fils. Non, celle-là non, sinon je vais l’entendre pleurer toute la journée.
Et puis nous faisons la procession, Saint Zeus, Sainte Athéna, Saint Arès, nous les sortons toutes du temple les statues, et nous faisons une, deux, mille processions.
Et au soir tombant dans le centre-ville nous brûlons tous ces vieux vestiges. Meilleurs vœux, meilleurs vœux, bon anniversaire, meilleurs vœux, nous fêtons tout ce que nous n’avons pas fêté dans les dix dernières années.
Heureux, nous mangeons tous ensemble et nous buvons. Vin rouge, celui de notre terre, santé, Tarsio! Santé!
Levons nos verres à la ville! Santé!
Un verre à nos épouses, un verre à nos enfants. Santé!
Un autre verre à nos murs qui ont bien tenu, un verre pour les flèches, un pour les épées, un pour le soleil, un pour la lune, en avant buvez, buvons, levez vos verres. Santé, santé, santé et descendons rire, plaisanter, à la vôtre, non non à la vôtre, à la mienne? À la mienne, non à la vôtre…
Un autre coup, un autre verre pour toi, un rouge pour moi, une bouteille pour vous.
Allez encore, encore du vin. Vin vin vin vin beaucoup de vin. Santé, santé!
Et pour finir nous nous endormons tous, les blancs chevaux dorment et les petits enfants et les jeux, les poissons, les coqs, et dorment aussi les fourmis, les souris et les chats, le roi dort, et la reine, le valet, le fou et le pion. Oui, pour finir, tout le monde dort.
Je suis sur les murs pour un dernier tour de garde, heureux, saoul peut-être, peut-être oui, je monte la garde.
À la porte en bas quatre gardes, il n’y a pas de danger cette nuit, cette nuit eux-aussi ils dorment.

(Musique)

Halte là, qui va là! Qui êtes-vous? Qui est là?… pourquoi changez-vous de visage? Vous montrez les dents, les mains… Pourquoi fermez-vous les yeux? Montrez vous! Ne bougez plus, ne bougez plus! Plus un pas, le moment n’est pas encore venu! Comment? Quelle drôle de voix vous avez?!
Je me souviens…
Que faites-vous? Pourquoi vous cachez-vous dans le ventre des oiseaux! Sortez! Allez! Vous mâchez de la terre? Crachez! Crachez! Crachez ou avalez! Ce n’est rien!
Une relève, une relève dans cette garde, je vous en prie! Le temps de dormir! Non, dormir non, dormir non…
Toujours la nuit, la nuit! Cette nuit qui reste sur moi! Pourquoi?
Je me souviens de ces empreintes, toutes petites sur le sable! Je me souviens que l’eau était froide. Il n’y avait pas de vent, je m’en souviens.
Je me souviens de ce crépuscule suspendu au ciel, comme un nuage rouge, mais rouge. Je ne me souviens pas du soleil. Il a surgi maintenant de l’occident, à l’envers. Il est revenu en arrière! Une fois, une seule fois! En arrière, en arrière!
Arrêtez arrêtez! Revenez en arrière! Mais que faites-vous? Allez, allez, cette nuit qui m’entoure comme de la pois obscure, et me tache le visage, les mains et les yeux… et me coupe le souffle!
Une relève, seulement une relève…
Que faites-vous? Vous riez? Vous dansez encore? Vous buvez… Le vin court dans les rues… le vin est rouge! Laisse la porte ouverte, cette nuit, mon amour! Que je n’aie pas besoin de frapper et de réveiller notre fils. Donne-lui un baiser, chante-lui une berceuse, cette nuit, qu’il dorme bien, cette nuit. Je finis mon tour de garde et j’arrive! Le dernier tour de garde de cette guerre, mon amour! Juste quelques heures sur ces murs, encore. Viens, viens ici! Permets que je te touche! Permets que j’imprime sur ton front un baiser!

Halte-là! Qui va-là! Ne bougez plus!

 

Traduit par Olivier Favier.

Milan, avril 2010. Photo: Olivier Favier.

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