Un siècle de guerres et de violences de masse, par Olivier Favier

 

On pourrait commencer cette histoire par une bataille que les Européens ont oubliée, Moukden, quelque part au nord-est de la Chine, en Mandchourie, autour d’une ville qui s’appelle aujourd’hui Shenyang. Nous sommes en 1905 et durant trois semaines, des centaines de milliers de soldats russes et japonais s’y affrontent sur un front de plusieurs dizaines de kilomètres, usant de milliers de canons et de mitrailleuses, de barbelés, de mortiers, de grenades, de tranchées. Ce conflit entre impérialismes, qui échappe à l’Europe et à ses intérêts, révèle aux observateurs lucides qu’une guerre prochaine pourrait s’étendre à la planète entière.
Grâce au télégraphe, celle-ci est vécue comme tant d’autres après elle : au jour le jour mais de loin, dans le récit détaillé d’enjeux stratégiques obscurs alors même que la tragédie humaine est à peine effleurée. L’écrivain italien Edmondo de Amicis1 dénonce alors ce que la psychologie sociale nomme aujourd’hui la loi de proximité, et les journalistes la mort kilométrique. Une tragédie nous touche d’abord en fonction de sa proximité géographique, temporelle, affective, sociale, professionnelle.
Mais l’on pourrait choisir un autre préambule et partir de cette vaste région cyniquement appelée État indépendant du Congo, en fait propriété privée du Roi des Belges, dont la possession lui est reconnue à Berlin en 1885. Dans l’exploitation intensive de l’ivoire et de l’hévéa, les compagnies concessionnaires, les mercenaires venus de toute l’Europe et les sicaires locaux font plusieurs millions de morts. Ce massacre de masse n’est pas l’œuvre d’une idéologie génocidaire, mais la conséquence de la confiscation d’un territoire à des fins économiques, qui prévoit la réduction de ses habitants à l’état de simples instruments de travail. En 1908, l’état belge fait de cette région une colonie classique, soumise comme ailleurs aux injustices et à l’arbitraire, mais de manière beaucoup moins brutale. À l’autre bout du siècle, le Congo sera l’épicentre de ce que d’aucuns ont appelé la
grande guerre d’Afrique, pour un bilan de plusieurs millions de morts.
Dans le regard occidental, ce que l’historien britannique Eric Hobsbawn a appelé le « siècle court » s’ouvre dans la violence pour s’achever sur la mort symbolique des idéologies. Tout commencerait donc par cet été 1914 qui jette les nations européennes les unes contre les autres, piégées par leurs alliances dans une guerre sans vrai vainqueur possible, quitte à en taire les prémices géographiquement lointaines que je viens d’évoquer -auxquelles il faudrait ajouter, d’ailleurs, le génocide des Héréros et des Namas par les colons allemands, véritable programme d’extermination presque exactement contemporain du Congo Léopold, ou celui plus ancien des aborigènes de Tasmanie, le seul génocide qui à ce jour soit parvenu complètement à ses fins, d’une telle violence que les rares survivants s’éteindront stériles.

Dans les limites hexagonales, cela se traduit aussitôt par une autre tragédie méconnue, la bataille des Frontières, qui fait du 22 août 1914 le jour le plus meurtrier de l’Histoire de France. Ce jour-là, autour de Rossignol, un petit village des Ardennes belges, ce qu’on décrit parfois encore comme un combat de rencontre tue quelques 7000 soldats français, autant que la bataille de Waterloo. On en dénombre trois fois plus sur l’ensemble du front, sans qu’aucun des affrontements simultanément à l’
œuvre sur plusieurs centaines de kilomètres n’ait laissé de souvenir. Deux ans plus tard, les premières heures de l’offensive de la Somme verront mourir à leur tour quelques vingt mille soldats britanniques. Ce 1er juillet 1916, le Royaume-Uni bat à son tour le même triste record. Aux portes de l’Europe, le génocide arménien, commencé dans les années 1890, reprend et s’exacerbe entre 1915 et 1916 faisant plus d’un million de victimes. Il est accompagné d’autres massacres ethniques, ceux des communautés assyriennes et grecques, ajoutant aux responsabilités ottomanes des centaines de milliers de morts. À l’autre extrémité du conflit, la guerre civile qui suit la révolution d’octobre 1917 en fait entre huit et vingt millions. Les pertes civiles y atteignent par ailleurs des proportions inédites, une caractéristique commune et croissante de toutes les guerres à venir. Tout au long du siècle, les conflits idéologiques seront parmi les plus meurtriers de toute l’histoire humaine.
Le sommet de cette violence est atteint durant la seconde guerre mondiale qui fait entre soixante et quatre-vingt millions de morts. Durant cette période, les nazis planifient un génocide qui tuent entre cinq et six millions de juifs, soit plus de la moitié de la communauté mondiale et la quasi totalité de celles de plusieurs pays européens, comme la Pologne, les Pays-Bas ou la Grèce. Avec la Shoah, la mise à mort adopte une froide logique industrielle, incluant la division et la déresponsabilisation des tâches, ainsi qu’un souci de productivité appuyée sur des innovations techniques. Si on ajoute les massacres des roms, des homosexuels, des populations slaves, des handicapés, des minorités religieuses et des opposants politiques, les meurtres de civils et de prisonniers perpétrés par les nazis s’élèvent entre onze et dix-sept millions. Dès 1937, le Japon a repris la guerre en Chine. Le massacre de Nankin la même année n’est que le prélude d’une guerre totale qui en Asie du Sud-Est aurait fauché quelques 20 millions de vies en huit ans, essentiellement des civils.

Les temps sont à la démesure. En un mois et demi par exemple, la bataille de France fait plus d’un demi million de morts et de blessés. La bataille de Stalingrad en fera un million. Quelques mois plus tard, la bataille du Koursk signe la destruction en une seule journée de quelques sept-cents blindés. Durant plusieurs semaines, l’air conserve l’odeur des cadavres en décomposition.
En Angleterre d’abord, puis en Allemagne, en France et au Japon, des villes entières sont rasées par les bombardements aériens : Coventry, Dresde, Le Havre, Saint-Nazaire… Durant l’été 1943, en dix jours, sept raids se succèdent sur Hambourg. Lors du quatrième, des conditions climatiques favorables changent les incendies en un immense Feuersturm, une tempête de feu dont les militaires alliés chercheront par la suite à répéter les ravages. Ils y réussiront à Tokyo en février 1945. Quelques mois plus tard, les bombes nucléaires lancées sur Hiroshima et Nagasaki obtiendront des effets semblables sans avoir à se soucier des conditions météorologiques. Un seuil est de nouveau franchi qui pour la première fois « menace l’existence de l’humanité dans son ensemble »2, comme le rappellera un quart de siècle plus tard le philosophe Günther Anders. « Nous nous résumerons en une phrase, avait écrit Albert Camus le 8 août 1945, la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. »3
La première guerre mondiale avait laissé derrière elle le souvenir du gaz moutarde, ou ypérite, dont l’usage, officiellement interdit pas la suite, sera discrètement réservé aux colonies durant l’entre-deux-guerres, de la guerre du Rif à la conquête de l’Éthiopie par l’Italie fasciste. En Chine, les Japonais y adjoindront des attaques bactériologiques, larguant par avion des puces porteuses du bacille de la peste. Les progrès de l’aviation et l’utilisation des chars de combat ont par ailleurs rendu la guerre de position obsolète, et avec elle la coupure entre le front et l’arrière, soumis aux bombardements.
Les innovations issues de la deuxième guerre mondiale sont multiples. Lance-roquettes et fusils d’assaut vont rendre les guérillas beaucoup plus efficaces. Adoptée par l’armée soviétique en 1947, la kalachnikov, simple à fabriquer, à copier et à entretenir, se répand dans le monde entier. On en trouve aujourd’hui quelques cent millions d’exemplaires et son nom est associé aussi bien à Che Guevara qu’à l’invasion de l’Afghanistan, ou encore aux terroristes du 13 novembre 2015. Les armées officielles se souviennent aussi du napalm, expérimenté dans la zone Pacifique ou à Royan, une ville détruite en avril 1945, sans aucune nécessité stratégique. Les États-Unis en font de nouveau usage lors de la guerre civile en Grèce, puis en Corée, au Vietnam, en Irak, la France durant ses guerres de décolonisation, en Indochine, au Cameroun, en Algérie, la Chine sur son propre territoire lors de la Révolution culturelle… Les épigones du communisme autoritaire s’en prennent le plus souvent à leurs propre ressortissants : déjà en 1932- 1933, la grande famine en Ukraine, connue aussi sous le nom d’Holodomor, « l’extermination par la faim », avait tué entre deux millions et demi et cinq millions de personnes, en faisant l’épisode le plus meurtrier de l’ère stalinienne hors-contexte de guerre. En Chine, le Grand Bond en avant fait quarante-cinq millions de victimes en quatre ans. Ce record absolu ne doit pas cacher pour autant que le maoïsme a tué avec constance de 1949 à la mort du Grand Timonier en 1976. Les méthodes de pouvoir de ce dernier inspirent les Khmers rouges qui de 1975 à 1979 massacrent un cinquième de la population du Cambodge, soit près de deux millions de personnes. On ne connaît pas encore aujourd’hui précisément le bilan humain des dictatures de la Corée du Nord et de l’Érythrée, la première d’inspiration stalinienne, la seconde maoïste. On sait toutefois que la famine qui a frappé la première après l’effondrement du bloc soviétique a fait au moins un million de morts et qu’au moins un Érythréen sur dix a quitté désormais son pays, pour former le deuxième contingent de réfugiés dans le monde, après celui des Syriens. En Éthiopie, le régime du Négus rouge est en grande partie responsable de la famine de 1984-1985 qui fait elle aussi un million de victimes.
Les opérations extérieures des grandes puissances ne sont pas moins meurtrières. On estime à plus d’un million les victimes afghanes de l’intervention soviétique, à trois millions celles de la guerre du Vietnam. En vingt ans, les
États-Unis ont largué deux fois plus de bombes sur ce territoire que l’ensemble des alliés durant toute la deuxième guerre mondiale. La Guerre de Corée a fait entre quatre et cinq millions de victimes civiles. Les guerres postcoloniales en Afrique, où se mêlent les intérêts des grandes puissances et les rivalités Est-Ouest sont parmi les plus meurtrières du temps. Celle du Biafra, dont le bilan lui-même est très controversé, provoque une famine qui fait deux millions de morts à la fin des années soixante. La longue guerre civile angolaise aurait fait un million de victimes, celle du Mozambique cinq-cent mille, les guerres du Soudan, qui se poursuivent aujourd’hui au Darfour et au Sud Soudan, plus de trois millions.

Avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et l’effondrement du bloc soviétique, Eric Hobsbawn estime en 1994 que le vingtième siècle s’est achevé par la fin de la guerre froide. La décennie qui suit est marquée par la recrudescence d’une violence qui dément complètement l’idée d’une « Fin de l’histoire », prônée notamment par l’économiste américain Francis Fukuyama. Elle s’ouvre en effet par une série de conflits interethniques et de guerres civiles que le contexte de la guerre froide avait jusqu’ici plus ou moins contenus, parmi lesquels le génocide des Tutsis au Rwanda qui fait plus de huit-cent mille morts en trois mois et la désintégration de l’état somalien. La guerre réapparaît en Europe avec la fin de l’état yougoslave : les différents conflits qui s’ensuivent feront au moins trois-cent mille victimes, dont deux tiers de civils.

Le 11 septembre 2001, qui tue trois mille personnes en quelques heures, est le déclencheur de deux conflits au Moyen-Orient qui font écho aux désastreuses et meurtrières incursions des États-Unis en Corée ou au Vietnam. Plus de vingt-cinq mille victimes civiles et soixante-mille militaires morts au combat sont à déplorer dans la guerre d’Afghanistan entre 2001 et 2014. Le bilan de l’intervention en Irak, si l’on tient compte des données épidémiologiques, pourrait largement dépasser le million entre 2001 et 2013. Le départ des forces de l’OTAN a changé ces conflits en guerres civiles qui font ensemble plusieurs dizaines de milliers de morts par an.
Depuis quinze ans, les conflits restent bien moins meurtriers qu’ils ne l’ont été dans les décennies précédentes, en partie aussi parce que le nombre des déplacés et de réfugiés a considérablement augmenté. Il atteint désormais soixante-cinq millions en 2016, soit près d’un être humain sur cent. Mais les causes humaines de la surmortalité ne se limitent pas, loin s’en faut, aux guerres et aux répressions. En 2015, par exemple, on estime que vingt pour cent des décès de la planète, soit douze millions de personnes, sont dus à la dégradation de l’environnement, un phénomène qui touche en priorité les pays les plus pauvres, en Asie du Sud Est et dans l’Ouest du Pacifique par exemple. Les prédictions les plus optimistes estiment à 50 millions le nombre de personnes qui d’ici à 2050 seront contraintes à quitter leur lieu de vie pour des raisons environnementales. Ces facteurs sont désormais perçus comme décisifs aussi dans le déclenchement de certains conflits. Ils ont joué un rôle dans la force du Printemps syrien en 2011, que le maintien au pouvoir de Bachar Al-Assad et les intérêts divergents des puissances régionales et mondiales ont fait basculer en guerre civile. Cette dernière a fait depuis entre trois-cent et cinq-cent mille morts, six à huit millions de déplacés et quatre millions de réfugiés.
Dans un monde où règne la loi du profit, le dérèglement climatique prend ainsi les allures d’une guerre silencieuse et pernicieuse, où comme au temps du Congo du roi Léopold, la richesse des uns se bâtit sur la mort des autres.

Cimetière du Trabuquet, Menton, août 2017. Photo: Olivier Favier.

Pour aller plus loin:

  1. Edmondo de Amicis, La Guerre et autres textes, 1001 Nuits, 2003. []
  2. Günther Anders, Visite dans l’Hadès, Le Bord de l’eau, 2014. []
  3. Éditorial du journal « Combat », 8 août 1945. []

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