La guerre, par Anatole France.

 

Cet article a servi d’éditorial au n°6 du journal L’Humanité en date du 23 avril 1904. Il a été ensuite publié dans l’album Aux Victimes de la guerre russo-japonaise, achevé d’imprimer le 18 juin 1904 et vendu au profit des victimes. On trouve des positions semblables chez l’italien Edmondo de Amicis (La Guerre et autres textes, Paris, Mille et une nuits, 2004). À la différence de ce dernier, Anatole France a vécu la Première Guerre Mondiale, où il a, comme tant d’autres socialistes, soutenu l’Union Sacrée. Cet article, ainsi que ceux publiés dans la Neue Freie Presse en septembre de la même année, sous le titre de « Paradoxes sur la guerre russo-japonaise » et « La Folie coloniale », est repris pour l’essentiel dans le « discours de Nicole Langelier » du roman Sur la pierre blanche,  Paris, Calmann-Lévy, 1905. Les mots qu’emploie Anatole France pour évoquer les rapports de l’Europe au reste du monde, « pillage » et « extermination », disent assez la lucidité qu’on pouvait avoir, dès avant 1914, sur la colonisation -voir à ce propos la polémique entre Jean Suret-Canale et Henri Brunschwig autour de Paul Vigné d’Octon.

Que notre espèce soit destinée à s’entre-détruire jusqu’à sa fin, ou proche ou lointaine, que la guerre dure autant que l’humanité, rien ne le prouve, et la considération du passé donne à croire, au contraire, que la guerre n’est pas une des conditions essentielles de la vie sociale.

Bien que les premières époques de la race humaine se perdent pour nous dans une obscurité impénétrable, il est certain que les hommes ne furent pas toujours belliqueux. Ils ne l’étaient pas durant ces longs âges de la vie pastorale dont le souvenir subsiste seulement dans un petit nombre de mots communs à toutes les langues indo-européennes, et qui révèlent des mœurs innocentes. Et nous avons des raisons de croire que ces siècles tranquilles de pâtres ont été d’une bien plus longue durée que les époques agricoles, industrielles et commerciales qui, venues ensuite par un progrès nécessaire, déterminèrent entre les tribus et les peuples un état de guerre à peu près constant.

C’est par les armes qu’on chercha le plus souvent à acquérir des biens: esclaves, femmes, bestiaux, métaux, tissus, céréales. Les guerres se firent d’abord de village à village. Puis, les vaincus, s’unissant aux vainqueurs, formèrent une nation, et les guerres se firent de peuple à peuple. Chacun de ces peuples, pour conserver les richesses acquises ou s’en procurer de nouvelles, disputait aux peuples voisins les lieux forts du haut desquels on pouvait commander les routes, les défilés des montagnes, le cours des fleuves, les mers. Enfin, les peuples formèrent des confédérations et contractèrent des alliances. Ainsi des groupes d’hommes, de plus en plus vastes, au lieu de se disputer les biens de la terre, en firent l’échange régulier. La communauté des sentiments et des intérêts s’élargit. Rome, un jour, crut l’avoir étendue sur le monde entier.

Auguste pensa ouvrir l’ère de la paix universelle. Il se trompait, faute de connaître la vraie figure et les justes dimensions de la terre. Il croyait à tort que l’orbis romanus s’étendait sur tout le globe, que le monde habitable finissait aux rives brûlantes ou glacées, aux fleuves, aux montagnes, aux sables qu’avaient atteints les aigles romaines; il s’imaginait  que les Germains et les Perses s’agitaient sur les confins isolés de l’univers. On sait comme ces illusions, communes à tous les Latins, furent, de génération en génération, lentement et cruellement dissipées, et quels flots de barbares inondèrent et submergèrent la paix romaine.

Ces barbares, établis dans l’Empire, s’entr’égorgèrent quatorze siècles sur ses ruines et fondèrent par le carnage de sanglantes patries. Telle fut la vie des peuples au Moyen Âge. Alors l’état de guerre était le seul état possible, le seul concevable. Toutes les forces des sociétés n’étaient organisées que pour le soutenir.

Si le réveil de la pensée, lors de la Renaissance, permit à quelques rares esprits d’imaginer des relations mieux réglées entre les peuples, en même temps, l’ardeur d’inventer et la soif de connaître fournirent à l’instinct guerrier des aliments nouveaux. La découverte des Indes Occidentales, les explorations de l’Afrique, la navigation de l’Océan Pacifique ouvrirent à l’avidité des Européens d’immenses territoires. Les hommes blancs se disputèrent l’extermination des races rouges, jaunes et noires, et s’acharnèrent, durant quatre siècles, au pillage de trois grandes parties du monde1. Durant cette succession ininterrompue de rapines et de violence, les Européens apprirent à connaître l’étendue et la configuration de la terre. À mesure qu’ils avançaient dans cette connaissance ils étendaient leurs destructions. Aujourd’hui encore les blancs ne communiquent avec les noirs ou les jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous méprisons pour leur barbarie ne nous connaissent encore que par nos crimes.

Pourtant ces navigations, ces explorations tentées dans un esprit de cupidité féroce, ces voies de terre et de mer ouvertes aux conquérants, aux aventuriers, aux chasseurs d’hommes et aux marchands d’hommes, ces colonisations exterminatrices, ce mouvement brutal qui porta et qui porte encore une moitié de l’humanité à détruire l’autre moitié, ce sont les conditions fatales d’un nouveau progrès de la civilisation et les moyens terribles qui auront préparé, pour un avenir encore indéterminé, la paix du monde. Cette fois, c’est la terre entière qui se trouve amenée vers un état comparable, malgré d’énormes dissemblances, à l’état de l’Empire romain sous Auguste. La paix romaine fut l’œuvre de la conquête. La paix universelle ne se réalisera assurément pas par les mêmes moyens. Nul empire aujourd’hui ne peut prétendre à l’hégémonie des terres et des océans qui couvrent le globe enfin connu et mesuré. Mais, pour être moins apparents que ceux de la domination politique et militaire, les liens qui commencent à unir l’humanité tout entière, et non plus une partie de l’humanité, ne sont pas moins réels ; ils sont à la fois plus souples et plus solides ; ils sont plus intimes et variés  infiniment, puisqu’ils s’attachent, à travers les fictions de la vie publique, aux réalités de la vie sociale. La multiplicité croissante des communications et des échanges, la solidarité forcée des marchés financiers et des marchés commerciaux de l’univers, la rapide croissance du socialisme international, semblent devoir assurer, tôt ou tard, l’union des peuples de tous les continents.

Si, à cette heure, l’esprit impérialiste des grands États et les ambitions superbes des nations armées paraissent démentir ces prévisions et condamner ces espérances, on s’aperçoit qu’en réalité, le nationalisme moderne n’est qu’une aspiration confuse vers une union de plus en plus vaste des intelligences et des volontés, et que le rêve d’une plus grande Angleterre, d’une plus grande Allemagne, d’une plus grande Amérique, conduit, quoi qu’on veuille et quoi qu’on fasse, au rêve d’une plus grande humanité et à l’association des peuples et des races pour l’exploitation en commun des richesses de la terre. Il y aura sans doute encore des guerres, et les instincts féroces, unis aux convoitises naturelles qui ont troublé le monde durant tant de siècles, le troubleront encore. Jusqu’à présent les immenses masses humaines, qui tendent à se former, n’ont pas trouvé leur assiette et leur équilibre, la pénétration réciproque des peuples n’est pas encore assez méthodique pour assurer le bien-être commun par la liberté et la facilité des échanges, l’homme n’est pas encore devenu partout respectable à l’homme, toutes les parties de l’humanité ne sont pas près encore de s’associer harmonieusement pour former les cellules et les organes d’un même corps. Il ne sera pas donné, même aux plus jeunes d’entre nous, de voir se clore l’ère des armes. Mais ces temps meilleurs que nous ne connaîtrons pas, nous les pressentons. À prolonger dans l’avenir la courbe commencée, nous pouvons apercevoir l’établissement de communications plus fréquentes et plus parfaites entre toutes les races et tous les peuples, un sentiment plus général et plus fort de la solidarité humaine, l’organisation méthodique du travail et rétablissement des États-Unis du monde.

Nous croyons que la paix générale sera possible un jour, non parce que les hommes deviendront meilleurs (ce qu’il serait chimérique d’espérer), mais parce qu’un nouvel ordre de choses, une science nouvelle, de nouvelles nécessités économiques leur imposeront l’état pacifique, comme autrefois les conditions mêmes de leur existence les plaçaient et les maintenaient dans l’état de guerre. Cette espoir, que la raison nous permet, contente nos sentiments d’humanité et de fraternité.

  1. Dans Sur la pierre blanche, Nicole Langelier conclue: « C’est ce qu’on appelle la civilisation moderne. » []

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