À Calais, quelques femmes du bidonville, par Olivier Favier.

 
Au début de l’année encore, à Calais, les femmes ne représentaient qu’une minorité peu visible, quelques dizaines de personnes tout au plus, accueillies pour l’essentiel durant près d’un an dans un grand préfabriqué, le long de la route de Saint-Omer. L’endroit ressemblait à un motel américain. Il était propre, accessible aux journalistes qui en faisaient la demande et dirigé par une association d’inspiration chrétienne qui pourvoyait à l’essentiel avec beaucoup de respect et d’attention. C’était l’un des rares lieux dédiés aux migrants, sinon le seul, où l’on ne se sentait pas immédiatement saisi par un sentiment d’impuissance et de désolation. Il a fermé au printemps pour laisser place à une structure plus importante, adjacente au centre d’accueil de jour Jules Ferry, aux limites extrêmes de la ville, à sept kilomètres de la gare, de la mairie. La lande alentour, une ancienne décharge où l’on trouve encore des débris d’amiante, a par la suite été dévolue comme espace de « stockage » pour l’ensemble des migrants de Calais, avant de se changer durant l’automne en un immense bidonville de six mille habitants, le plus grand d’Europe. Ceux qui le découvrent et ont visité d’autres camps disent que l’abandon y est sans commune mesure avec ce que l’on peut voir partout ailleurs, non en France, car la situation à Dunkerque est encore pire, mais dans les autres pays de l’Union.

Les quelques cent-vingt femmes qui bénéficient d’un hébergement en dur ont donc un statut relativement privilégié, si l’on en croit la chargée de communication de La Vie active, organisme gestionnaire jusque là spécialisé dans l’aide aux personnes handicapées, généreusement commissionné par l’état pour des raisons qu’on dira mystérieuses. Les associations spécialisées, écartées de tout rôle officiel, se retrouvent ainsi à assumer l’essentiel du travail humanitaire avec des subventions réduites à la portion congrue, les quelques salariés qu’ils ont pu conserver, des dons privés insuffisants, les amendes régulières de la police et l’hostilité croissante d’une part de la population. Dans ce climat délétère, le premier décembre dernier, en l’absence du directeur de la Vie active, un petit groupe de députés de la Gauche européenne a eu le privilège rare d’assister à la distribution des repas -plus de trois quarts d’heure d’attente- de découvrir de simples préaux où les migrants sont invités à se sustenter debout en rechargeant leurs téléphones portables, et d’observer de loin le container des douches. Pour le reste, le décor est assez semblable à ce que l’on peut voir à l’extérieur: de la boue, de l’herbe sale et du vent.

Visiteurs de marque ou non, la partie réservée aux femmes est demeurée fermée au regards extérieurs. Elle accueille aujourd’hui cent-vingt personnes, dont quelques enfants accompagnés de leurs mères, à condition que ces dernières soient majeures. Pour y être hébergées, les adolescentes doivent mentir sur leur âge. Les mineurs isolés des deux sexes, enfants compris, doivent se contenter de la jungle ou se rendre, dans la limite des places disponibles, à la Maison du jeune réfugié de Saint-Omer, à 50 kilomètres de là. Quoi qu’il en soit, on compte plusieurs centaines de femmes sur le camp et une large majorité d’entre elles n’ont d’autre choix que de partager les conditions de vie des hommes.

Dans le camp lui-même on ne les croise que furtivement, mais à l’extérieur, en couple ou en groupe, on remarque parfois leur présence. Un dimanche matin, au buffet de la gare, j’ai observé deux jeunes Érythréennes et leurs amis. Tous quatre avaient pris de grands cafés liégeois. Leur bonheur ressemblait à celui qu’on peut souhaiter à des jeunes de leur âge en de pareilles circonstances, fébrile, insouciant, entièrement occupé à découvrir le monde et ses nombreuses bizarreries. La veille, j’avais marché un temps derrière un autre couple le long de la rue des Garennes. Chacun tirant une petite valise de voyage, ils n’étaient rien eux aussi que de jeunes amoureux en goguette. Ils ne savaient rien encore de la réalité qui leur serait réservée à quelques mètres de là.

Quoi qu’il en soit, quand les occasions de parler avec les hommes sont innombrables, je constate, ici comme ailleurs, que les contacts avec les migrantes sont pour ainsi dire inexistants. Pour ajouter à ma réserve, il y a dans les récits entendus ici et de nombreuses allusions à des viols, des violences, de constantes humiliations, en Libye plus particulièrement. De toute évidence, recueillir un témoignage direct ne peut se faire sans avoir préalablement établi un rapport de confiance, ou par le biais de quelque intermédiaire.

Il y a ici de nombreuses militantes, majoritaires me semble-t-il, dont certaines à demeure, parfois des mois durant. J’admire leur courage, leur résistance physique et morale -ainsi de cette amie italienne qui n’a quitté les lieux que quelques jours malgré une hémorragie interne- leur pragmatisme surtout. Les jeunes migrants qui gravitent autour d’elles ont les yeux qui brillent et de douces prévenances.

C’est Claudine, militante communiste et coresponsable de l’association Salam -l’une des trois à avoir fait les frais des récentes manœuvres de l’état et de la municipalité- qui m’a parlé de Lizz. Cette ancienne pompière britannique vit depuis toujours en caravane avec sa fille et elle s’est installée sur le camp pour y mettre en place le Women and children centre. Lizz n’a pas les moyens d’assurer un accueil de nuit, mais elle multiplie les actions et organise la solidarité au cœur du quartier afghan. Je ne la croise que suivie d’un petit groupe de mômes livrés à eux-mêmes, des Afghans de dix ou douze ans qui n’ont que quelques mots d’anglais à leur disposition et une énergie indomptée, quelque peu épuisante. Au fond, explique-t-elle, il est presque plus simple qu’ils ne puissent véritablement échanger verbalement, compte tenu des circonstances. Près du chalet où se déroulent les activités, il y a un jardin d’enfants, où les petits viennent s’ébattre. Il faut beaucoup d’imagination néanmoins pour faire abstraction de l’odeur âcre de fumée, de la boue et des logis du bidonville qui constituent leur unique horizon.

Comme beaucoup, je m’inquiète de la sécurité des femmes sur le camp. À la tombée du jour, l’atmosphère change du tout au tout, le désespoir s’exprime quelquefois en violence, et dans la nuit de lundi à mardi par exemple, un jeune Soudanais de 25 ans est mort d’un coup de couteau dans une rixe, à quatre heures du matin. Les femmes sortent peu, me dit Lizz, mais les risques de violence ou d’agression sexuelle, lui semble-t-il, ne sont pas les concernant plus élevés que la normale. En revanche, il existe une autre forme de viol très répandu sur le parcours, à Calais y compris, qui consiste à se voir imposer la protection d’un homme contre des rapports non désirés. La prostitution par ailleurs est assez répandue, quand l’usage du préservatif, lui, a du mal à s’imposer. Depuis quelques semaines, l’ONG Gynécologues sans frontières s’est installée sur le camp. On estime à une centaine le nombre de femmes enceintes, qui jusque là n’étaient pas suivies.

Une des jeunes militantes qui travaillent avec Lizz, anglaise elle aussi, m’emmène à la rencontre de Durkhanai, laquelle, il y a quelques mois encore, enseignait la littérature aux futurs professeurs de Kaboul: une femme exquise, mère de quatre merveilleux enfants, dont l’aîné est un parent éloigné adopté suite au décès de ses parents. Ils se présentent tour à tour, ils ont de grands yeux en amande et le sourire timide des gamins bien élevés. Leur papa est indonésien. Durkhanai est sans nouvelles de lui depuis sept mois, il a dû s’enfuir avant eux, et cette seule évocation emplit ses yeux de larmes. « Comment vais-je faire pour traverser la frontière, seule avec quatre enfants? » me répète-t-elle. « Un passeur demande trois mille livres par personne, où je vais les trouver? » Je pense à son anglais parfait, au travail passionnant qu’elle a dû abandonner. Elle m’offre un thé et une soupe, même si je lui ai dit plusieurs fois que j’avais déjà mangé. Elle dit beaucoup mais de manière informelle, elle ne veut pas faire de nouvel entretien. Elle a déjà répondu la veille à des journalistes espagnols et américains. Elle préfère m’emmener à la rencontre de Maliha, une jeune femme venue du centre de l’Afghanistan avec ses deux filles et son mari. Comme elle, ils vivent en caravane.

Maliha a vingt-quatre ans, sa fille aînée en a dix, la plus jeune a cinq ans. Elle a perdu deux autres enfants, l’un à la naissance, l’autre de tuberculose à l’âge de deux mois. Elle ne parle pas anglais, elle ne sait ni lire ni écrire, n’a pu aller à l’école à cause des talibans. Son mari a trente ans et c’est lui qui veut aller en Angleterre. Elle ne sait pas très bien pourquoi, elle se contente de suivre. En Afghanistan il travaillait dans le bâtiment, puis il a perdu son emploi. Un jour il est rentré blessé à l’épaule, il était très menacé, mais il n’a rien voulu lui dire parce qu’elle était déjà fragilisée par la mort de ses deux garçons. Alors pour la deuxième fois, la famille a pris la route de l’Iran. De là jusqu’aux côtes de Turquie, ils ont fait le voyage à pied, traversant des montagnes couvertes de neige. C’était très dur avec les enfants, se souvient-elle, et depuis les douleurs au dos l’accompagnent où qu’elle soit. Ici, elle ne sort guère de la caravane, elle a peur de l’atmosphère du camp, les douches sont loin et elle n’y va jamais seule. Je lui demande si elle se souvient de quelque chose d’heureux en Afghanistan, si elle a un seul regret, une nostalgie. Elle sourit en secouant la tête. Elle n’a que des désirs. Elle veut une bonne vie et une bonne sécurité, et puis surtout, me répète-t-elle, elle veut apprendre quelque chose. « Je veux étudier, malgré mon âge. » Durant tout l’entretien, elle a répondu à Durkhanai, qui ensuite a traduit. Quand je l’ai photographiée, peut-être parce que j’ai dû m’approcher, peut-être parce que nos regards se sont croisés un peu moins furtivement, ses yeux sont devenus soudain très graves. Et sur son beau visage, j’ai pu lire les douleurs qui ont meurtri sa jeunesse.

Maliha, 24 ans. Photo: Olivier Favier.

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