Un courage à moitié, par Carlo Bordini.

 

On a pu dire qu’à sa mort les intellectuels qui ont évoqué sa mémoire dans les journaux et les revues ont créé un véritable psychodrame. C’est vrai. Je suis convaincu que si Pasolini était mort dans son lit, ou dans un accident de voiture, il y aurait eu des commentaires mesurés, de circonstance. Hagiographiques peut-être, mais prudents. Je veux dire par là que le psychodrame a été en grande partie déterminé par la manière dont il est mort. Une chose m’a frappé: la majeure partie des articles consacrés à Pasolini étaient très chargés d’agressivité -les rares exceptions étaient l’œuvre de ceux qui étaient le plus proche de lui-. On se souvenait du Pasolini en polémiquant avec les autres intellectuels, en les insultant. Les autres n’avaient pas compris Pasolini. Ils l’exaltaient seulement maintenant qu’il était mort. Chaque article sur Pasolini s’en prenait à quelqu’un d’autre que lui.
L’agressivité provenait, selon moi, du traumatisme causé par sa mort. Et, comme toujours dans ces cas-là, s’y cachait un sentiment de faute et de peur. Un sentiment inconscient. C’était, étrangement, comme si tout le monde disait: ce n’est pas moi qui ai tué Pasolini. Ce n’est pas ma faute s’il est mort assassiné de cette manière. Selon moi, il y avait un sentiment inconscient de honte dans la manière dont Pasolini était mort. Une chose honteuse, qui touchait tout le monde. Et pour qu’on l’oublie, lui, la sanctification.

Une même saveur imprègne l’appel des intellectuels à faire la lumière sur sa mort. L’appel est juste selon moi. La version officielle est très étrange. Elle est peu vraisemblable. Cela ne signifie pas qu’elle ne puisse être vraie. Souvent, la vie n’est pas vraisemblable. Mais il faut y voir clair, bien sûr, c’est une chose qui sent extrêmement mauvais, qui sous certains aspects est absurde. Selon moi, pourtant, dans le fait de réclamer que la lumière soit faite sur sa mort, il y a aussi une tentative inconsciente de refuser une mort banale et honteuse. Comme pour dire: « Pasolini ne pouvait pas mourir comme un vicieux. » D’où la sanctification. D’où la volonté d’arrondir, souvent, les contradictions. D’où le fait qu’on ne parle pas de lui, mais de son œuvre d’intellectuel.
Et puis il y a un fait, dans sa mort: je suis convaincu qu’il y a un gouffre entre ceux qui ont écrit sur lui dans les journaux et ceux qui les lisent. La frange intellectuelle du pays était plus proche de lui que ne l’était le pays lui-même. Les lecteurs des journaux qui ont évoqué sa mémoire avec amour, une grande partie de ces lecteurs, le voyaient comme un « pédé ». « Un dépravé ». Le conformisme de l’opinion publique est très important. Moravia disait qu’en Italie on ne reconnaît pas le caractère sacré de l’intellectuel. Je ne sais pas si l’intellectuel doit avoir un caractère sacré (je crois plutôt que non), mais il est certain qu’en Italie (et même ailleurs) l’intellectuel n’est pas bien vu. Il y a un certain populisme de droite qui est très enraciné chez les gens. L’intellectuel n’est pas « comme nous, les gens simples ». C’est quelqu’un qui « dit des choses difficiles » et qui a le pouvoir. Personne ne peut empêcher les gens, et de nombreux camarades aussi, je crois, d’être convaincus que Rafaella Carrà est démocratique; mais que Samuel Beckett, lui, ne l’est pas. L’intellectuel est antidémocratique (le concept de démocratie lié aux mass-media). Et je crois que Pasolini n’a jamais été beaucoup aimé des Italiens. Les étudiants ne l’aimaient pas. Les ouvriers ne l’aimaient pas. Les petits bourgeois abrutis par la télévision ne l’aimaient pas (Pasolini, comme tous les intellectuels, est un privilégié, quelqu’un qui fait ce qu’il veut, qui dit des choses difficiles, et qui fait de la pornographie pour sa propre publicité. Un sentiment de frustration et d’envie). Je ne sais pas si le sous-prolétariat romain l’aimait. Mais je crois qu’une partie d’entre eux ne l’aimaient pas. Il n’était plus des leurs. Il était trop riche. Et puis lui-même, aujourd’hui, le haïssait.

En ce sens les intellectuels, avec une forme d’autodéfense inconsciente, ont évité certains sujets scabreux. Ils ont évité d’aller au fond des choses.

Personnellement, pour comprendre quelque chose à Pasolini en tant qu’homme, j’ai dû lire Gente . Bien sûr que tout ne doit pas être vrai, mais cela donne des éléments pour comprendre. Parce que le but de Gente est de dénigrer Pasolini, mais il ne peut pas le faire ouvertement, parce que les gens n’acceptent plus les choses trop grossières. Il lui faut tirer de l’ombre les détails intimes et scabreux. Certains doivent être exagérés mais certains sont éclairants, aussi parce qu’ils ne sont pas dirigés contre lui. Le fait qu’il était, enfant, un « bon petit garçon ». Son côté évangélique frustré par la vie. Son côté peureux (on peut devenir ensuite une grande personne courageuse, mais être un enfant peureux est un trait de caractère d’une extrême importance). Sa haine de la violence, mêlée à une attirance maladive (il faudrait comprendre pourquoi, et Pasolini se refusait à le faire. Dans l’un de ses nombreux « testaments », un autoportrait laissé à un journaliste anglais, il dit des choses parfaitement puériles sur la psychanalyse. Elles ne sont pas puérils par incompréhension, mais par refus d’affronter le problème), de là son masochisme. Comme cette fois où il se rendit à un prix littéraire et rencontra des jeunes gens: il disparut pendant deux heures et revint dépenaillé et défait, dans l’indignation générale. Pasolini riait. Quelque chose de franciscain, d’un esprit franciscain renié et « maudit », devenu masochiste, et aussi, peut-être, corrupteur. Je n’ai pas les idées claires sur ce point, mais il faudrait que quelqu’un me les clarifie, quelqu’un qui ne soit pas Gente, évidemment.

Je pense que la figure de Pasolini grandira avec le temps. Le temps lui donnera sa « vraie » dimension, élaguant ce qui est caduque et limité, et faisant émerger ce qui est grand en lui. Beaucoup de choses en lui sont grandes, très grandes même. Je pense par exemple à quelques uns de ses films, immenses, exceptionnels.
Je peux seulement donner mon impression du moment, qui fait peut-être partie du psychodrame. Or en ce moment je le sens plus loin de moi qu’il y a un mois, mais cela vient peut-être du fait que les impressions sont confusément mêlées, parce que le temps n’a pas encore trié entre ce qui est caduque et ce qui est grand. Je peux seulement me contenter d’enregistrer ces impressions.
L’une des raisons pour lesquelles les jugements qui ont été portés sur lui après sa mort ne sont pas allés au fond des choses, vient selon moi du fait que Pasolini n’est pas allé au fond de lui-même. Telle est la raison pour laquelle je le sens plus lointain. Je prétends probablement en cet instant que Pasolini était ce qu’il n’était pas. Et je ne le vois pas comme il était. Mais il vaut mieux enregistrer les impressions.
Pasolini a eu une très grande limite, qui en a permis la sanctification ou n’a pas pu l’empêcher (et c’est probablement par réaction à cela que je le sens désormais plus lointain), et c’est d’avoir été seulement anticonformiste à moitié. Pasolini était l’intellectuel type. Une personne très sensible, sur la défensive, ultrasensible, un « bon petit garçon ». Ces intellectuels en général, surtout dans un pays de vieille tradition de cour comme l’Italie, choisissent (notamment les hommes de lettres) une vie fermée à la réalité. Ils vivent dans leurs cercles littéraires, ils se tiennent dans leur « tour d’ivoire » qui n’est peut-être plus celle du refus de s’engager, mais celle de l’engagement justement, d’un engagement pourtant tellement conformiste et livresque, un engagement d’apparat, qu’il en devient manière. En général, l’intellectuel est comme le premier de la classe à l’école: incapable de se bagarrer, il s’allie bon an mal an avec le plus fort. Ce peut être aussi le pouvoir de gauche, d’un parti, d’un éditeur, d’une revue; mais l’important est qu’il s’isole de la vie. Il se tient confortablement dans son petit coin où son intelligence peut s’exprimer à l’abri.

Pasolini refusa tout cela. Il eut le goût d’affronter la vie, dans le sens aussi d’une recherche de la dégradation, de la pureté entendue d’un point de vue mystique (d’où son masochisme). Il ne vécut pas dans le cercle de ses semblables. Il choisit les « autres »: lui, différent -non seulement parce qu’il était homosexuel, mais parce que c’était un intellectuel- allait dans le monde des gens normaux, dans le monde des orages, dans le monde où l’intelligence compte peu, où c’est la violence qui compte, ce monde où en général les gens de lettres ne mettent plus les pieds -la majeure partie d’entre eux en tout cas-. Il choisit de ne pas être un intellectuel, de se heurter à la réalité, de se confronter avec ceux qui ne sont pas des intellectuels, les personnes violentes. Ce n’était pas seulement une question d’homosexualité. Pasolini pouvait trouver dix mille jeunes hommes intelligents et sensibles prêts à coucher avec lui, prêts aussi à l’aimer. Il choisit un autre genre de personnes, et un autre genre de rapports (il disait à Sandro Penna: quelle chance tu as d’aimer les femmes, parce que les jeunes que tu cherches sont des femmes, les miens sont des hommes, et ils sont dangereux).
Mais Pasolini refusa cela à moitié. Parce que, comme artiste et intellectuel, il restait en terrain connu, il ne s’aventurait pas. Cela pourrait sembler une idée fausse en apparence. Mais il en est vraiment ainsi. Il ne parla jamais de lui-même dans ses œuvres, il ne s’y impliqua pas directement. Il joua le rôle de médiateur. Parce qu’au fond Pasolini demeurait catholique (comme nous le sommes tous) et convenable. Il vivait ses soirées infernales, et le jour c’était un intellectuel comme les autres. Entendons nous bien, il créait du scandale, mais en tant qu’intellectuel, sur le plan des idées, tout bien comme il faut. Il menait une double vie. Dans sa vie privée, il connaissait l’enfer; dans sa vie artistique l’enfer n’avait pas place. Non, il n’en avait pas. Et dans cette double vie, dans cette façon de séparer les choses, dans ce profond respect des convenances, le rapport à la mère entrait sûrement pour beaucoup. Peut-être que s’il n’y avait pas eu sa mère, il aurait affiché plus clairement son homosexualité masochiste.

On pourrait objecter que sa différence avait une place dans sa vie d’intellectuel et d’artiste. Non. Il parlait des faubourgs sans exprimer ce qu’il ressentait pour eux. Il chantait le peuple sans exprimer ce qu’il éprouvait pour le « peuple ». Il jouait le rôle de médiateur. Il descendait en enfer, mais il le transfigurait ensuite en littérature. Il ne l’emmenait jamais avec lui. Il ne mettait jamais dans ses livres « son » enfer; mais sa transfiguration. Il jouait le rôle de médiateur. Oui, il parlait du sous-prolétariat, mais qui comprend son enfer en lisant Ragazzi di vita? C’est un livre caché, au fond, sous le masque de l’engagement social. Ses films sont meilleurs. Mais il ne mettait jamais en lumière son véritable aspect humain. Il écrivait en gardant toujours pour lui ce qu’il était vraiment, d’un point de vue humain. Dans quelques poèmes exceptés. Sa propre image était la chose la plus intéressante qu’il aurait pu donner aux autres. Il faisait allusion à « sa différence ». C’était un cliché, un slogan. Nous pouvons nous demander: pourquoi devait-il s’exhiber devant tous impitoyablement? Parce que sa manière de ressentir les choses venait entièrement de là! Pasolini était un homme dont la manière d’être et d’agir était profondément viscérale. Pourquoi ne pas s’exprimer, alors, si l’on choisit d’être un artiste?
En réalité le vie de Pasolini était construite sur une scission schizophrénique. Mauvaise pour deux raisons: 1/ parce que c’était une scission; 2/ parce qu’elle n’était pas acceptée comme tel.

Pour cette raison bien des oeuvres de Pasolini se développent d’une manière bidimensionnelle et non tridimensionnelle. Ce qui signifie qu’en elles on ne trouve pas l’intellectuel qui va vers le « peuple », avec tous ses traumatismes, ses combats, ses déchirures et ses illusions, mais le « peuple » lui-même (vu par l’intellectuel). Cette vision du peuple reste souvent bidimensionnelle parce qu’elle est provoquée par le rapport avec l’écrivain ( les recherches de l’auteur ne peuvent pas être objectives). Mais la subjectivité, elle, l’aspect subjectif de cette rencontre est caché. La tridimensionalité reviendrait à décrire, avec tout ce qu’il peut y avoir de tragédie, d’espoirs, de pathétique et de banalité, la rencontre entre celui qui est différent et l’homme-masse, entre l’intellectuel et le sous-prolétaire, entre celui qui pense et celui qui vit. Ce serait intéressant, et ce serait sortir du rôle classique de l’intellectuel qui soit parle du peuple (en cherchant à y refléter ses humeurs mais sans l’avouer vraiment) soit parle de lui-même. Mais l’intellectuel qui se consume dans ses crises et n’en sort pas est évidemment bidimensionnel, lui aussi.

Chez Pasolini les complexes de l’homme moderne cherchaient à fuir vers une innocence mythique. Ceux qui critiquaient Pasolini du point de vue de l’orthodoxie marxiste, en lui expliquant qu’on ne peut pas revenir en arrière, qu’il faut aller de l’avant et résoudre nos contradictions ainsi, etc. etc. se trompaient selon moi. Ils croyaient que Pasolini faisait un discours politique et qu’il fallait nécessairement lui répondre. Non! Pasolini ne faisait que mimer ses traumatismes, sous un travestissement politique. Il n’y a rien de mal à cela, s’il a cru opportun de le faire; mais le fait de cacher le caractère traumatique et viscéral de tout cela est sa limite. En somme, sa limite n’est pas d’avoir été irrationnel plutôt que marxiste, mais de n’avoir pas été irrationnel jusqu’au bout. La tâche de l’artiste n’est pas de répéter comme un petit garçon bien élévé l’orthodoxie marxiste. S’il est irrationnel, il exprime son irrationnalité.

La chose la plus importante que Pasolini aurait pu donner à ses contemporains eût été son journal. Exprimer la réalité de ses traumatismes psychiques, exprimer le drame de son choc avec la vie, montrer ce que cet agneau franciscain voyait dans le peuple anhistorique, féroce et innocent. L’exprimer de l’intérieur, en détail: cela aurait été sa tridimensionalité, qui aurait fait vivre cette matière plate que sont les Ragazzi di vita dans ses romans. Tout le monde en serait sorti bouleversé, parce que c’est là un drame universellement partagé. Cela eut été une bonne occasion pour l’intellectuel italien de couper la barrière artificielle entre existentialité et engagement, entre subjectivité et objectivité. Pour se mêler à la vie, mais directement, tout entier, et non en faisant semblant de ne pas y être.

Pasolini a refusé d’être Henry Miller, pour lequel il avait toutes les dispositions, sauf une: la certitude d’avoir touché le fond et de n’avoir rien à perdre, l’absence de toute forme de honte, de toute pudeur convenable. Henry Miller a été le Proust de notre époque, l’artiste qui a fait vivre dans ses romans l’angoisse et l’enfer de la métropole, la nouvelle humanité des grandes villes. Il a pu le faire parce qu’il a vécu cette réalité jusqu’au bout. Il ne l’a pas vécue dans son monde à part comme le font de nombreux hommes de lettres (surtout en Italie). Pasolini a eu le même courage de vivre la vie jusqu’au bout, payant de sa personne, jusqu’au jour de sa mort. Mais il n’a pas eu le courage de mettre cela dans ses livres. Son goût des convenances recouvrait une moitié de sa vie, mais la recouvrait vraiment. Dans sa vie d’intellectuel, Pasolini était « irréprochable »… Il aurait pu être le Henry Miller d’aujourd’hui, parce que, pour exprimer la réalité contemporaine il faut l’avoir vécue vraiment et la vivre jour après jour, passionnellement, vicieusement, sans cliché littéraire, comme le faisaient justement Miller et Pasolini. Mais Miller eut le courage de voir ses livres saisis et accusés d’obscénité (quelques uns de ses livres sont encore interdits et circulent en édition clandestine), il eut le courage de raconter toutes ses misères et toutes les misères de ses amis, toutes les misères de sa femme, toutes les misères pathétiques et absurdes de son père, de sa mère, toutes les misères les plus immondes de tous les gens qu’il connaissait, des milliers de personnes, les décrivant toujours comme quelqu’un qui y prend part; de là sa tridimensionalité. Pour lui c’était peut-être relativement plus facile parce qu’il n’était pas homosexuel et qu’il ne vivait pas dans un pays catholique. L’œuvre de Miller est le long journal de sa vie, c’est un Proust sans retenue, dégradé, sincère, privé d’espérance mais ouvert à tout ce qui se passe autour de lui.

En ce sens, je crois que Pasolini a été un grand homme à moitié. Qui, dans un pays de petits hommes, a déjà eu le mérite de dépasser tous les autres d’une bonne tête. Pasolini fut infiniment plus grand que la majorité des intellectuels de sa génération; il fut infiniment plus grand, entre autres, que beaucoup de ceux qui le critiquaient, fût-ce de manière justifiée, en exprimant des vérités partielles, différentes de la sienne, mais aussi plus petites, vécues moins intensément. Pour être un grand homme il ne suffit pas d’être intelligent: il faut avoir l’extraordinaire courage d’aller à contre-courant. L’Italie ne manque pas de gens intelligents; mais ceux qui ont du courage sont beaucoup moins nombreux. Pasolini eut un grand courage, mais à moitié; probablement la limite de son anticonformisme a son origine dans le fait que nous sommes encore tous catholiques et convenables.
Mon interprétation de Pasolini est peut-être fortement subjective. Mais elle est peut-être vraie. Que cela soit objectif et vrai n’est-il pas, aussi, profondément subjectif? Je crois que Pasolini, dans sa course à travers la vie, aurait pu exprimer beaucoup plus profondément qu’il ne l’a fait le drame de notre époque, ou du moins en partie: il aurait pu exprimer l’homme masse vécu à travers son contraire: le psychodrame aurait été plus complet. Telle est la tâche de l’artiste aujourd’hui, dans cette société psychotique et déchirée. L’artiste vit séparé de la naissance du capitalisme, et il peut vaincre cette séparation seulement en la vivant parmi les autres, en la confrontant aux autres.

En confrontant sa psychose à celles des autres, qui sont à l’opposé de la sienne, mais de même valeur. En se confrontant à l’homme masse. Pasolini l’a fait à moitié, mais probablement, même à moitié, il a été le seul en Italie à essayer de le faire vraiment. Il a mimé à moitié sa différence au milieu des autres. Il a eu un courage à moitié dans un milieu intellectuel généralement privé de courage. Et peut-être que je dis et que j’écris cela parce que je me sens atteint du même manque. Parce que la seule chose vraiment intéressante que je pourrais écrire, la seule chose vraiment utile aux autres, ce serait l’histoire de ma vie, de ma vie de camarade déchiré et schizoïde: une vie banale et dramatique, profondément lâche et courageuse à sa façon; ce serait raconter toutes les conneries que j’ai faites, et comment j’ai cherché à les faire, les choses que je n’ai pas voulu faire. Mais trop de personnes sont impliquées (à commencer par moi) et j’ai bien peur de ne pas les écrire.

Mai 1976.

Texte extrait du recueil Dedicato a Pier Paolo Pasolini, Gammalibri (Kaos edizioni), Milan, 1976, précédemment publié dans le n°7 de la revue littéraire « Salvo imprevisti ». Préalablement publié en français dans: FAVIER Olivier, « Une douce lucidité, parcours dans l’œuvre en prose de Carlo Bordini », Siècle 21 n° 13, automne-hiver 2008. Traduit par Olivier Favier.
On trouvera une bio-bibliographie de Carlo Bordini à la suite du poème Les Gestes.

Testo italiano sul sito pasolini.net

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