Contribution au centenaire du suicide de la civilisation européenne, par Léonard Vincent.

 
Se rend-t-on seulement compte que nous sommes une fois de plus cernés par la guerre? L’armée française est engagée dans plusieurs conflits, loin des Français. Nos armes parlent au Mali, en République centrafricaine. Aux portes de l’Europe, des soldats font désormais la loi et nous nous questionnons pour y ajouter les nôtres. Au Moyen-Orient, on cherche partout des hommes à tuer, avec parfois le concours de gamins de chez nous, à quoi les peuples et les éditorialistes répondent qu’il faut en envoyer davantage, mais des plus obéissants. On dépouille les peuples, pendant ce temps, comme des écureuils furieux qui feraient des stocks délirants pour après l’apocalypse. Dans nos villes règnent la surveillance, les patrouilles discrètes, la haine clandestine, le soupçon et les diatribes. Et tout cela dans une atmosphère irréelle de bal de quartier, où des bandes rivales s’observent et se prennent à la gorge à la première occasion.

Pour vivre sans fléchir ces temps dangereux et médiocres, il faut bien de la tenue. De toutes parts, on nous enjoint d’avoir un avis, de prendre parti, de choisir son camp. Pour cela, ce n’est pas de la tenue qu’on nous demande, mais des réponses simples, comme à la télévision. Pour ou contre, oui ou non. La complexité et la profondeur du réel n’ont plus cours, ou presque plus. À la limite, on tolère le bavardage, mais certainement pas la mélancolie. Il faut prendre une décision tout de suite, le temps du 20 heures, l’histoire jugera si notre coup de dés était le bon ou non. De toute façon, nous ne serons plus là pour en supporter la honte ou la gloire. Pourtant si nous savions réellement de quoi nous parlons la plupart du temps, nous n’aurions pas d’opinion, j’en suis certain.

Ou alors elle serait empreinte d’ironie. De ce pas de côté qui est le signe que nous ne sommes pas totalement conquis. De ce décalage bienveillant et subversif qui a marqué par exemple les grands coups de génie de la civilisation européenne, c’est-à-dire la culture. Nous serions peut-être bien seuls, mais nos yeux seraient ouverts et nos actes seraient plus clairs, et plus fermes.

Il y a cent ans, en 1914, un homme se trouva dans une situation similaire. L’énigmatique Maurice Ravel, une cervelle de grand maître dans un corps d’enfant, ne supporta pas la marche joyeuse au suicide, mais à sa manière. Musicien raffiné et chimérique, déjà connu pour ses œuvres d’une étrange, obscure et somptueuse élégance, il fut surpris par la guerre en pleine écriture devant l’océan Atlantique, dans sa maison natale de Ciboure. Échouant à se faire admettre dans la toute nouvelle aviation — il lui manquait deux kilos sur la balance —, il parvint finalement à s’engager dans les transports. On lui confia une ambulance, qu’il baptisa Adelaïde. Depuis sa base arrière de Bar-le-Duc, Ravel s’enfonça donc quotidiennement dans la gadoue pour aller chercher les morceaux d’hommes qu’on extrayait du front, en suivant les pancartes, expliqua-t-il dans une lettre : « V. (pour Verdun) et une flèche.» Il avait 39 ans. Il nourrissait les trous pour les croix de bois.

Mais du front, il refusa de se joindre, au contraire de Debussy, d’Indy et Saint-Saëns, à l’imbécile Ligue nationale pour la défense de la musique française, qui entendait interdire l’exécution publique d’œuvres allemandes ou autrichiennes. Ravel était en uniforme, on se tut. Brutalisé, malade, mâché, remâché et recraché par la vie militaire, Ravel fut finalement démobilisé. Retiré à la campagne, terrassé par de vilaines maladies, la mort de sa mère et la psychose générale de ses contemporains, il écrivit de la musique.

Et là, ce fut l’inattendu. On aurait pu croire que le délicieux Monsieur Ravel allait s’adonner à l’une des deux pathologies de la vieille Europe qui avait foncé tête baissée à la catastrophe: le nationalisme pompier ou le désespoir amer. Mais non. Dans une masure de Normandie, il composa les six mouvements d’une œuvre pleine de douceur et de lumière, ce stupéfiant Tombeau de Couperin qui faisait l’inventaire souriant de nos pertes, de nos joies et de nos chagrins, qui vida sur notre lit défait nos bagages de va-t’en-guerre, dans la chambre du retour. Ravel n’avait pas d’avis : il n’avait qu’un texte pour ceux qui étaient capables de se taire un instant. Pour nous convaincre de nous mettre un moment à distance de toute cette folie, il dédia chacune des danses de son chef d’œuvre à un ami mort au front.

Je veux croire que Maurice Ravel avait raison. L’extrême violence de la grande boucherie de 14-18 pouvait être dite de mille manières. Mais pour être juste il fallait, même une seconde, même vingt minutes, le temps du Tombeau de Couperin, essayer de changer de regard. Observer la rue et les escaliers sans rien dire pendant un moment, regarder passer les gens impliqués sans les maudire encore, préserver dans l’abdication générale des hommes cette maigre et pauvre lueur qui nous reste, quand il ne reste plus rien: la sourde jouissance de vivre. Il fallait être un peu triste et en rire secrètement, puis parler calmement sur le chemin du retour. Pour ma part, c’est la conception que je me fais de mon métier d’artiste.

Oui, je veux croire que là réside un tempérament qui manque à notre temps, à notre époque redevenue, cent ans après, belliqueuse et hystérique. Depuis de nombreuses années, la culture a trop souvent déserté ce terrain, au profit des tourments intimes, des postures doctrinales, du narcissisme, des anathèmes, du sentimentalisme de circonstance, et nous en payons le prix aujourd’hui. Que l’on ne se méprenne pas: je ne dis pas qu’il faut s’abstenir de tout jugement. Je dis que, dans ces temps où le spectacle tient lieu d’information, où la paranoïa a écrasé la méfiance, où la méchanceté est devenue une première ligne de défense, nous recommençons les erreurs de 1914. Les causes ne se défendent pas avec des certitudes, ou alors elles sont vulnérables. Elles ne se défendent précisément qu’avec un doute, après un moment d’hésitation, dans un pas de côté: elles sont alors irrésistibles.

Mais je sais que les prédateurs pressés qui sont à l’œuvre dans le monde aujourd’hui ne se taisent jamais et que, face aux pelotons d’exécution, la distance ironique ne pèse rien. Mais je sais aussi que ce ne sont pas les assassins, ni les serviles fauteurs de guerre qui les suivent et les nourrissent, qui nous sauveront d’une nouvelle catastrophe. Je ne parle pas ici seulement de nous autres, Européens ou Occidentaux, comme on dit: les esprits du monde entier sont empoissonnés aujourd’hui par la sale manie d’avoir un avis sur tout.

Or je suis convaincu que si nous voulons éviter la guerre qui nous attend, il nous faut d’abord, comme Maurice Ravel notre libérateur, commencer par prendre la vie au sérieux et arrêter d’obéir, chacun à notre tour, aux fausses évidences. En nous postant sans tapage là où l’on ne nous attend pas des deux côtés de la ligne de front, nous imposerions ne serait-ce qu’une minute de silence aux aboyeurs, faute de combattants. Ceux qui en ont assez des ordres se découvriraient alors des amis inconnus. Et ceux qui ne sont, au fond, pas si convaincus par eux seraient alors, peut-être, troublés par nous. Nous serions sortis de l’ombre les premiers.

Rabat, le 4 mars 2014.

 

Le tombeau de Couperin de Maurice Ravel: (interprétation de Vlado Perlemuter suggérée par l’auteur)

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