Droit colonial et code de l’indigénat, par Olivier Le Cour Grandmaison.

 

Des « monstres » juridiques

« Pour apprécier sainement » le « régime disciplinaire » imposé aux autochtones d’Algérie, « il ne faut pas se placer au point de vue d’un Français du XIXe siècle, habitué à toutes les garanties constitutionnelles issues des principes de 1789 : il paraîtrait monstrueux. » Publiées en 1895, ces lignes, qui s’achèvent sur cette caractérisation a priori singulière qu’il serait tentant de tenir pour excessive et insignifiante, n’ont pas été écrites par un farouche adversaire de la colonisation dont le jugement serait altéré, voire discrédité, par ses engagements politiques. Nulle sensibilité ou passion anachronique, aveugle à la différence des temps, des mœurs et des pratiques, n’est à l’origine de cette citation. Nulle critique, non plus d’ailleurs puisque la suite est un plaidoyer en faveur de mesures extraordinaires mais nécessaires pour assurer la pérennité de la domination française. « Les indigènes auxquels [les] notions [de 1789] sont absolument étrangères » trouvent ce régime « naturel puisque nous sommes les plus forts. Il fournit un moyen de répression souple, commode, rapide, qui évite de recourir à d’autres procédés plus rigoureux, précise l’auteur. C’est, en d’autres termes, l’arbitraire administratif ; mais ses inconvénients sont moins sensibles qu’en Europe et ses avantages sont beaucoup plus grands.1 »
Quand bien même il déroge aux lois fondamentales de la République, le « régime disciplinaire » précité – sont visés le Code de l’indigénat, l’internement, le séquestre et la responsabilité collective – doit être apprécié à l’aune exclusive de son efficacité. En ces matières, la fin poursuivie – la défense de la « présence française » comme on l’écrit alors – justifie tous les moyens fut-ce au prix de l’instauration d’un ordre juridique « monstrueux » qui se signale par des pouvoirs exorbitants et « arbitraires » conférés au gouverneur général chargé de prononcer les peines propres aux « indigènes. » Et pour bien juger de cette situation, il faut s’affranchir des principes hérités de la Révolution dont on découvre qu’ils font l’objet d’une application fort restrictive puisqu’ils ne valent ni pour tous les lieux, ni pour tous les hommes. Ruine de l’universalisme, triomphe remarquable et durable du relativisme juridique, politique et moral qui fonde et légitime des institutions coloniales inégalitaires, discriminatoires et illibérales comme le reconnait l’auteur. Plus encore, il fut aussi l’un des théoriciens majeurs du « régime du bon tyran » qui, selon lui, est « le gouvernement idéal » dans les territoires dominés par la métropole. L’une des conséquences pratiques de cette proposition générale est formulée en des termes forts clairs : « le pouvoir suprême » en outre-mer doit être confié à un « personnage » – le gouverneur – capable de « briser toutes les résistances qui viendraient à se produire. »
Exposées et défendues dans des milieux divers, les conceptions précitées seront longtemps soutenues par des hommes politiques, des juristes et des spécialistes des sciences coloniales. Convaincus que les « indigènes », en raison de leurs particularités raciales, culturelles et cultuelles, doivent être soumis à un ordre autoritaire constitutif d’un état d’exception permanent, la majorité d’entre eux défendent une législation coloniale qu’ils savent être « en désaccord avec [les] principes républicains2 » note, après beaucoup d’autres, l’ancien délégué des colonies Daniel Penant en 1905. Simple constat qu’aucune critique n’altère : les dispositions particulières des possessions ultra-marines étant considérées comme adéquates aux mœurs arriérées des populations qui y vivent.
Qui a donc rédigé les passages précités et élaboré cette doctrine inédite, laquelle ruine l’assimilation jugée à tort caractéristique de la colonisation française alors qu’elle fut officiellement abandonnée au cours de l’été 1900 au profit d’une nouvelle politique dite « d’association3 » ? Arthur Girault, célèbre professeur à la faculté de Poitiers. Tenu pour l’un des meilleurs spécialistes du droit colonial par ses contemporains français et étrangers, il fut aussi membre de l’Institut colonial international, du Conseil supérieur des Colonies puis de l’Académie des sciences coloniales fondées en 1922. Son maître livre, Principes de colonisation et de législation coloniale devenu « le manuel obligé des étudiants » et des « gens d’étude », fut réédité sept fois entre 1895 et 19384. Belle carrière et remarquable influence puisque ses travaux ont inspiré jusqu’aux juristes de l’Italie fasciste de Mussolini lorsqu’ils ont élaboré le statut des « indigènes » présents dans les territoires dominés ou conquis par le Duce. Trop souvent méconnu, ce rayonnement du droit colonial français et de certaines de ses grandes figures mérite d’être souligné5.
Plus généralement, une ligne de conduite se dégage ; pour beaucoup elle est conçue comme une vérité établie par l’histoire, l’ethnologie, l’anthropologie et la psychologie des peuples : les races inférieures et les races supérieures doivent être soumises à des régimes politiques et juridiques que tout oppose. Aux peuples avancés d’Europe et d’Amérique du Nord, conviennent les bienfaits de la démocratie, de l’Etat de droit et des longues procédures destinées à garantir les prérogatives civiles et civiques de leurs membres. Aux peuples « arriérés » ou « mal » civilisés d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, il faut imposer d’autres institutions et une justice qui, débarrassée des subtilités découlant de « la séparation des autorités administratives et judiciaires », pourra sanctionner promptement les « indigènes » en leur rappelant que les « Européens sont (…) les maîtres » soutient Girault en 1900 à la tribune du Congrès international de sociologie coloniale. Hostile à l’assimilation des colonisés, il précise qu’il faut « châtier immédiatement et infailliblement ceux qui tuent et qui volent. C’est là une nécessité politique devant laquelle les scrupules juridiques et les considérations sentimentales doivent s’effacer.6 »
Ils s’effaceront, en effet, dans un contexte marqué, depuis 1871, par l’extraordinaire expansion géographique et démographique de l’empire qui, au début du XXe siècle, fait de la France la seconde puissance impériale du monde, devant les Pays-Bas, juste derrière la Grande-Bretagne. Ce bilan admirable, s’il en est, a posé de nombreux problèmes matériels, humains, militaires et politiques inédits qu’il a fallu résoudre au plus vite pour assurer la stabilité de la domination française en Afrique, en Asie et en Océanie. De là, aussi, le développement spectaculaire du droit colonial engendré par un prurit législatif et réglementaire incessant dont les causes sont la raison d’Etat, le régime des décrets et les particularités de l’ordre public imposé dans les possessions ultra-marines.
« Monstruosité juridique » écrivent, en 1923, Emile Larcher et Georges Rectenwald du Code de l’indigénat en vigueur dans les départements français d’Algérie depuis 18757. Qu’est-ce qui motive cette appréciation sans doute inspirée de Girault ? La nature des sanctions prévues par ce texte d’abord, les modalités de leur application ensuite, puisqu’elles ne sont pas prononcées par « un tribunal » mais « par un agent administratif, le gouverneur général », pour « réprimer des faits qui ne sont point nettement définis », et leur extension à des tiers innocents enfin car « elles frappent non seulement les individus », mais aussi des groupes entiers – tribus ou douars – dans le cadre de la responsabilité collective jugée contraire au principe de « l’individualité des peines. » « Bref », concluent ces deux juristes renommés, de telles dispositions sont « absolument en marge de notre droit pénal8. » En marge, certes mais indispensables néanmoins dans les possessions d’outre-mer où il faut « avant tout (…) affermir notre domination par un système autoritaire » et une « politique d’assujettissement » qui est « la seule possible quand il s’agit de colonies d’exploitation vastes » et « peuplées de millions d’indigènes réfractaires à notre civilisation9 » précisent les mêmes. Si le monstrueux peut être défini comme une violation manifeste, par excès ou par défaut, des lois communes, qu’elles soient des lois de la nature ou des lois humaines, force est de conclure que l’adjectif employé par ces juristes, pour qualifier la législation coloniale puis le Code de l’indigénat qu’ils ne condamnent pas, est parfaitement adéquat.

Des lois métropolitaines dans les colonies : l’exception e(s)t la règle

Les conséquences de cette partition, entre une métropole républicaine et les territoires de l’empire soumis à un régime d’exception permanent, sont immenses sur le plan politique et juridique puisque les lois votées à la Chambre des députés n’y sont pas directement applicables. A l’origine de cette situation : une coutume héritée « de l’ancien régime10 » estiment, en 1940, les professeurs de droit Louis Rolland et Pierre Lampué. Perpétuée après 1789, cette coutume permet, entre autres, de comprendre la rédaction singulière de l’article 109 de la Loi fondamentale de la Seconde République qui, tout en faisant du « territoire de l’Algérie et des colonies » un territoire « français », précise aussitôt qu’ils seront régis par « des lois particulières jusqu’à ce qu’une loi spéciale les place sous le régime de la présente Constitution. » On sait ce qu’il advint ; le régime transitoire prévu par cette disposition devint définitif et cette dernière fut interprétée comme étant rien moins que « l’expression d’un principe » auquel des générations de juristes et de responsables politiques se sont soumis pendant près d’un siècle11. Si important en raison de la nature constitutionnelle et républicaine de la norme qui le soutient, et de ses conséquences pour les populations « indigènes », ce « principe », dit « de spécialité » est défini de façon précise par l’avocat honoraire au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation, Pierre Dareste. « Les lois métropolitaines ne [s’étendent] pas de plein droit aux colonies qui [sont] régies par une législation propre12 » écrit-il dans son Traité de droit colonial publié en 1931.
C’est clair : deux ordres politico-juridiques radicalement différents ont presque toujours été établis et ils peuvent continuer de s’épanouir en toute légalité sous les auspices de la Loi fondamentale du 4 novembre 1848. De même aux temps réputés glorieux de la Troisième République puisque ses dirigeants ont persévéré dans cette voie. Pour cerner au plus près la procédure exposée, ajoutons que la règle est : pas d’application des lois et des règlements de la métropole aux colonies sauf cas exceptionnels décidés par le pouvoir réglementaire ou législatif compétent13. L’inapplicabilité de la législation métropolitaine aux territoires de l’empire permet d’atteindre aux fondements du droit colonial et de découvrir ceci d’essentiel : ce dernier n’est pas dérogatoire aux principes républicains et aux dispositions nationales de façon marginale et superficielle, ou en vertu d’une conjoncture exceptionnelle aux effets limités dans l’espace et le temps, et pour les individus concernés. Dérogatoire et discriminatoire, le droit colonial l’est au contraire par essence puisqu’il est systématiquement soustrait au principe de la Déclaration du 26 août 1789 relatif à la généralité de la loi sans laquelle il n’est plus d’égalité. En France, la loi, réputée être l’expression de la volonté générale, « doit être la même pour tous soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse14 » selon la formule consacrée. Ainsi en ont décidé les Constituants soucieux d’inscrire, en plusieurs articles de ce texte fondateur, l’abolition des privilèges prononcée quelques semaines plus tôt, et de sanctionner une égalité naturelle dont les membres du corps social ne sauraient être privés. C’est pour quoi dans cette société nouvelle, qui ne connaît plus que des individus libres et égaux, le droit positif doit être soumis à ce principe majeur. Ajoutons que cette égalité devant la loi exige, pour être garantie sur l’ensemble du territoire national, une égale application de cette dernière.
Brièvement rappelées, pour mieux souligner ce qui est anéanti en Algérie, puis dans les autres colonies, ces conceptions et ces dispositions disparaissent donc au profit d’une situation où coexistent, dans une même contrée, non seulement deux législations différentes mais aussi deux régimes conçus pour des populations distinctes. La règle en vigueur peut être résumée par cette formule, essentielle pour saisir les spécificités du droit appliqué dans les territoires d’outre-mer : « la loi ne doit pas être la même pour tous. » De même, et ceci est une conséquence de cela, elle ne saurait être mise en œuvre de façon uniforme au sein de l’espace colonial. Il n’est donc pas surprenant qu’en lieu et place de l’égalité et de l’égale liberté proclamées en métropole, triomphent dans les colonies des inégalités et des discriminations raciales diverses, nombreuses et juridiquement sanctionnées.
Plus généralement, la tradition étudiée, l’interprétation qui fut faite de l’article 109 de la Constitution de la Seconde République et l’examen de ses conséquences principales sur la condition des colons et des « indigènes », permettent de comprendre comment l’exception est devenue la règle dans les possessions françaises en raison de sa permanence proclamée d’une part, et de son inscription dans un ordre juridique particulier d’autre part. Ordre juridique qui autorise cette exception devenue ainsi légale, et pour beaucoup légitime, en même temps qu’il est engendré par elle puisqu’elle favorise le surgissement d’un droit colonial dont les contemporains savent le caractère exorbitant. Ces quelques éléments nous renseignent sur une caractéristique majeure de ce droit dont on découvre qu’il est « nettement particulariste15 » constate, en 1912, Jules Vernier de Byans dans un rapport officiel rédigé pour le ministre des colonies. L’auteur ne conçoit pas cette caractéristique comme un vice rédhibitoire mais comme une qualité indispensable pour gouverner efficacement des populations autochtones très variées. Précision essentielle qui confirme que l’horizon de cette législation n’est pas l’universel, l’homme ou l’individu abstraits auxquels il faudrait accorder des prérogatives garanties en tout temps et en tout lieu. A rebours de ces principes, de la permanence de la Loi et de la relative stabilité des lois, la législation coloniale ne connaît que des « indigènes » concrets, des situations personnelles particulières et des conjonctures singulières auxquelles elle est étroitement soumise ce pour quoi elle est aussi d’une remarquables « souplesse » et d’une constante variabilité.
Du droit colonial, on peut écrire, in fine, qu’il est un droit sans Principe à condition d’ajouter aussitôt qu’il obéit néanmoins à un principe souterrain et constant dont les effets sont partout visibles : être au service d’une politique où le « premier devoir » du conquérant est « de maintenir sa domination et d’en assurer la durée : tout ce qui peut avoir pour effet de la consolider et de la garantir est bon, tout ce qui peut l’affaiblir et la compromettre est mauvais. Tel est l’aphorisme fondamental qui doit guider toute la conduite du dominateur et en régler les limites16 » affirme l’ancien diplomate Jules Harmand dans un ouvrage majeur publié en 1910. Telles sont aussi les fonctions des institutions et de la législation coloniales ; nul ne l’ignore alors. Parce ce qu’il est un droit sans Principe, le droit colonial est aussi un droit « instrumentalisé » et « dégradé17 » car il est ravalé au rang de pur moyen mis au service d’une fin précise : assurer la domination de la République impériale sur les populations d’outre-mer. A cause de cela aussi, il est un droit anti-démocratique dont la fonction n’est pas de libérer et de rendre égaux ceux qu’il vise, conformément aux principes du jus naturalis subjectif et moderne, mais d’assujettir et de discriminer les autochtones en les plaçant au plus bas de la hiérarchie politique, sociale et juridique érigée dans l’empire.
Professeur de législation coloniale à la faculté de Paris, René Maunier constate qu’en 1938 il « n’y a pas, aux colonies, égalité des citoyens et des sujets » mais « distinction » et « subordination puisque les sujets (…) sont bien des Français, mais des Français qui ne sont pas citoyens. » Farouche partisan de cette situation, qu’il a toujours défendue parce qu’il la juge conforme aux caractéristiques des peuples « primitifs » ou « attardés » des possessions ultra-marines, et nécessaire pour garantir la suprématie des colons et l’autorité de la métropole, il ajoute : les « indigènes » « ont moins de droits », « ils sont inférieurs et non pas égaux. Voilà pourquoi le mot “sujet” (…) définit bien » leur « condition.18» On ne saurait mieux dire. De même en Algérie où, en dépit du décret du 24 octobre 1870 proclamant l’unité du territoire, son assimilation à la métropole et la création de départements, les « musulmans » demeurent des « sujets français. » Cette « règle fondamentale » est « caractéristique de leur condition juridique » écrivent Larcher et Rectenwald qui font observer qu’aucune « disposition de la loi positive ne permettait de créer ainsi parmi les Français » de telle « distinctions.19 » Précisons que seule la légalité douteuse de ces dernières, qu’ils ne parviennent pas à rattacher à des mesures antérieures, inquiètent ces deux auteurs ; leur légitimité, par contre, ne fait pour eux aucun doute puisque le maintien de la France en Afrique du Nord est à ce prix.
Ainsi, dans toutes les colonies, et au-delà de particularités liées au statut spécifique mais minoritaire de certains « indigènes », s’élèvent une « double législation », un « double gouvernement », une double administration » et une double justice où « chacun » à « ses juges », où « chacun » à « ses lois.20 » Comme l’expose le professeur Maunier dans le cours de droit qu’il a élaboré en 1938 pour les étudiants de la faculté de Paris, tel est donc le principe de ségrégation qui préside à l’organisation des institutions coloniales, qu’elles soient politiques, administratives ou judiciaires. Toutes reposent sur des discriminations raciales juridiquement sanctionnées et publiquement revendiquées qui structurent deux ordres distincts : celui des Européens et celui des autochtones ; le premier dominant bien sûr le second.

Le droit colonial : un continent trop souvent ignoré

Relativement à la législation de l’empire, singulière est notre situation puisqu’elle est aussi peu connue aujourd’hui qu’elle a suscité, sous la Troisième et la Quatrième Républiques, d’innombrables débats, ouvrages, thèses, manuels et articles. Plus encore, et ceci est en partie lié à cela, en vertu d’un décret du 1er août 1905, cette discipline nouvelle est introduite dans les facultés de droit pour permettre aux étudiants de s’y initier et, pour ceux qui le souhaitent, de préparer au mieux le concours d’entrée à l’Ecole coloniale fondée en novembre 1889. Sorte d’immense continent englouti, oublié ou occulté, peu importe les termes et, ici, les causes diverses du phénomène, cette législation a été emportée par la disparition des possessions françaises alors que les contemporains de cette période « faste », où le pays était la seconde puissance impériale du monde, lui accordaient beaucoup d’attention parce qu’ils en savaient l’extrême importance. Si le passé de la « Plus Grande France » fait l’objet d’études toujours plus nombreuses conduites par des chercheur(e)s issus de disciplines variées, la législation d’outre-mer demeure, comparativement, trop souvent négligée.
La majorité des juristes et des historiens du droit ignorent jusqu’à son existence ; leurs traités comme leurs manuels en témoignent21. Fort savants et prolixes sur les dispositions en vigueur sous la monarchie absolue, sur les nombreuses constitutions qui, depuis la Révolution, se sont succédées à un rythme soutenu, ceux dont le métier est d’étudier la chose juridique, passée ou présente, sont en général peu diserts sur le droit colonial qu’ils méconnaissent gravement. A quelques exceptions près22 , les philosophes de la Faculté, comme on disait autrefois, n’ont que faire de ce champ spécifique qu’ils jugent sans doute indigne de leurs philosophiques et altières préoccupations.
Les politistes n’échappent pas vraiment à la règle commune alors que l’un des pères fondateurs de leur discipline, le célèbre et toujours honoré André Siegfried, fut le défenseur enthousiaste des empires coloniaux. Dans un ouvrage paru en 1932, il estime en effet qu’ils sont indispensables au maintien de « l’hégémonie blanche » afin de la préserver de « la marée montante des peuples de couleur » dans un contexte où, « pour la première fois depuis la Renaissance » selon lui, cette hégémonie « est contestée, matériellement et moralement.23 » Peu nombreux enfin sont les historiens qui font de la législation des colonies un objet majeur de leurs investigations. Les analyses de ce droit si particulier, de ses origines souvent obscures, de ses transformations multiples et de ses effets pour les « indigènes » restent donc dispersées24. Quant aux textes – lois, décrets, arrêtés et circulaires – ils sont inaccessibles au plus grand nombre faute de recueils récents et facilement consultables. De même les ouvrages des juristes de l’époque alors qu’ils sont une source indispensable et précieuse pour comprendre les premiers.
Racisme du droit positif que soutient un racisme d’Etat ; tous deux sont théorisés et défendus par de nombreux experts et professeurs au sein d’institutions prestigieuses comme les universités, l’Ecole libre des sciences politiques et l’Académie des « sciences coloniales. » En témoignent les différents Codes de l’indigénat en vigueur dans la plupart des possessions françaises – le premier, celui des départements français d’Algérie élaboré en 1875, fut surnommé « Code matraque » par les « Arabes » notamment – , une justice « indigène » expéditive mais jugée nécessaire pour « obtenir une répression énergique, surtout rapide, au besoin sommaire25 », l’internement administratif, la responsabilité collective, pourtant contraire au principe de l’individualité des peines propre au droit pénal moderne, et le séquestre qui permit aux autorités coloniales de priver des centaines de milliers d’autochtones de leurs terres ainsi transférées aux colons et à des sociétés françaises. Tels sont les principaux « monuments » de la législation appliquée aux « sauvages » et aux « barbares » de l’empire qui furent assujettis, opprimés, discriminés et effroyablement exploités jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pour suivre les cheminements souvent longs et complexes de cette législation coloniale, il faut s’affranchir aussi des chronologies limitées qui les oblitèrent alors qu’ils prouvent que le droit d’outre-mer a été un laboratoire particulièrement fécond de l’exception politique et juridique. Sous des formes variables au gré des circonstances, des gouvernements et des régimes, tels sont les cas remarquables, mais trop peu remarqués, de l’internement administratif, de la responsabilité collective et de « l’asile donné (…) aux étrangers sans papiers. » Il ne s’agit pas là d’une citation de l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile mais d’un extrait de l’article 19 du Code de l’indigénat algérien du 9 février 1875. Toutes ces mesures ont des origines coloniales, et toutes sont encore présentes dans la législation de ce pays. Le « monstre juridique » de la « Plus Grande France » n’est plus, mais certains de ses descendants sévissent encore.

Olivier Le Cour Grandmaison est universitaire. Ses derniers ouvrages parus sont La République impériale. Politique et racisme d’Etat, Fayard, 2009. et De l’Indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, La Découverte/Zones, 2010. Ce dernier livre peut être consulté gratuitement ici.

Voir encore le blog d’Olivier Le Cour Grandmaison sur Médiapart.

  1. A. Girault (1865-1931). Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, Larose, 1895, p. 305. []
  2. Congrès colonial français de 1905, Paris, 1905, p. 85. Penant fut aussi directeur du Recueil général de jurisprudence et de législation coloniales. []
  3. Cette nouvelle doctrine de la République impériale fut consacrée lors du Congrès colonial international et du Congrès international de sociologie coloniale, organisés à Paris pendant l’été 1900 avec le soutien des pouvoirs publics français. []
  4. P. Masson. « Introduction » à Les colonies françaises, au début du XXe siècle. Cinq ans de progrès (1900-1905), Marseille, Barlatier, 1906, p. 23. []
  5. « L’œuvre [du professeur Girault] est de beaucoup la plus populaire » dans la Péninsule écrit le spécialiste italien M. Rosetti. Institut colonial international, session de Paris, 5, 6 et 7 mai 1931, p. 109. (Souligné par nous.) []
  6. A. Girault. « Condition des indigènes au point de vue de la législation civile et criminelle et de la distribution de la justice. » in Congrès international de sociologie coloniale, Paris, 1900, p. 71 et 253. []
  7. Nous avons publié le texte intégral de ce Code de l’indigénat avec une analyse précise des principaux articles in De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre « juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, Paris, La Découverte/Zones, 2010. []
  8. E. Larcher et G. Rectenwald. Traité élémentaire de législation algérienne, Paris, Rousseau&Cie Editeurs, 1923, tome 2, p. 477. Larcher est professeur à la faculté de droit d’Alger et avocat à la cour d’appel. Rectenwald est docteur en droit, conseiller de Cour d’appel et vice-président du tribunal mixte immobilier de Tunisie. Ce Traité est une référence majeure communément appelé le « Larcher. » []
  9. E. Larcher et G. Rectenwald. Traité élémentaire de législation algérienne, op. cit. , tome 1, p. 15-16. []
  10. L. Rolland et P. Lampué. Précis de législation coloniale, Paris, Dalloz, 1940, § 201, p. 151. Le premier est professeur de droit à la Faculté de Paris, le second à Caen. []
  11. En Algérie, cette situation et le régime des décrets n’ont été abolis que par l’ordonnance du 7 mars 1944 confirmée par la loi du 20 septembre 1947. []
  12. P. Dareste. Traité de droit colonial, Paris, 1931, p. 233. (Souligné par nous.) []
  13. B. Sol et D. Haranger. Recueil général et méthodique de la législation et de la réglementation des Colonies françaises, Paris, Sociétés d’éditions géographiques, 1930, t. 1, p. V. Les auteurs sont tous deux inspecteurs des colonies. []
  14. Article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. []
  15. J. Vernier de Byans. Rapport au ministre des colonies, Paris, Imprimerie nationale, 1912, p. 8. Docteur en droit, l’auteur est aussi « officier d’administration de 2e classe du Commissariat des troupes coloniales. » []
  16. J. Harmand (1845-1921). Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, p. 170. Egalement médecin et explorateur de l’Indochine, Harmand fut l’ami de G. Le Bon qui l’a encouragé à rédiger cet ouvrage important salué par de nombreux contemporains. []
  17. J. Habermas. Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. de R. Rochlitz et Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, p. 457. []
  18. R. Maunier. Répétitions écrites de législation coloniale, (troisième année d’études), Paris, Les Cours du Droit, 1938- 1939, p. 320-321. Membre de l’Académie des sciences coloniales et auteur prolixe, Maunier (1887-1951) est considéré comme le fondateur de la sociologie coloniale. []
  19. E. Larcher et G. Rectenwald. Traité élémentaire de législation algérienne, op. cit. , t. 2, p. 408 et 409. []
  20. R. Maunier. Répétitions écrites de législation coloniale, op. cit. , p. 14 et 206. Parfaitement conscient de l’importance de cette caractéristique du droit colonial, Maunier ajoute « tel est [son] principe. » []
  21. Hormis P. Legendre. Trésor historique de l’Etat en France. L’administration classique, Paris, Fayard, 1992. La situation évolue positivement cependant. Cf. sous la dir. de S. Kodjo-Grandvaux et G. Koubi. Droit & Colonisation, Bruxelles, Bruylant, 2005, le dossier « Les colonies, la loi, les juristes » in Droits, n°43-1, 2006, pp. 123-219 et sous la dir. de A. Stora-Lamarre, J-L. Halperin, et F. Audren. La République et son droit (1870-1930), Besançon, Annales littéraires de Franche Comté, 2010. []
  22. Cf. en particulier. L. Sala-Molins. Le Code noir ou le calvaire de Canaan, (1987), Paris, PUF, 2002 et du même L’Afrique aux Amériques. Le Code noir espagnol, Paris, PUF, 1992. []
  23. A. Siefried (1875-1959). L’Occident et la direction spirituelle du monde, Paris, 1932, p. 5 et 8. Professeur à l’Ecole libre des sciences politiques, membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1932, Siegfried entre au Collège de France deux ans plus tard. Elu à l’Académie française en 1944, il devient président de la Fondation nationale des sciences politiques en 1945, de l’Association française de science politique en 1949 et du comité de rédaction de la Revue française de science politique en 1951. []
  24. Cf. notamment les travaux de C. Collot. Les institutions de l’Algérie pendant la période coloniale (1830-1962), Paris, Ed. du CNRS, 1987, I. Merle. Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie (1853-1920), Paris, Belin, 1995, S. Thénault. Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001 et E. Saada. Les Enfants de la colonie. Les métis de l’empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007. []
  25. A. Billiard. « Etude sur la condition politique et juridique à assigner aux indigènes des colonies. » in Congrès international de sociologie coloniale, (1900), op. cit. , t. 2, p. 47. (Souligné par nous.) Billiard était administrateur de commune mixte en Algérie et inspecteur du service départementale des affaires indigènes à Constantine. []

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