Clisson, par Gustave Flaubert.

 
Sur un coteau, au pied duquel se joignent deux rivières, dans un frais paysage égayé par les claires couleurs des toits en tuiles abaissés à l’italienne, et groupés là ainsi que dans les croquis d’Hubert, près d’une longue cascade basse qui fait tourner un moulin, tout caché dans le feuillage, le vieux château de Clisson montre sa tête ébréchée par-dessus les grands arbres. À l’entour, c’est calme et doux, les maisonnettes rient comme sous un ciel chaud ; les eaux font leur bruit, la mousse floconne sur le courant où se trempent de molles touffes de verdure. L’horizon s’allonge, d’un côté dans une perspective de prairies et, de l’autre, remonte tout à coup, enclos par un vallon boisé dont le flot vert s’évase et descend jusqu’en bas.

Quand on a passé le pont et qu’on se trouve au pied du sentier raide qui mène au château, on voit, debout, hardi et dur sur le fossé où il s’appuie dans un aspect vivace et formidable, un grand pan de muraille tout couronné de mâchicoulis éventrés, tout empanaché d’arbres et tout tapissé de lierres dont la masse ample et nourrie, découpée sur la pierre grise en déchirures et en fusées, frissonne au vent dans toute sa longueur et semble un immense voile vert que le géant couché remue, en rêvant, sur ses épaules. Les herbes sont hautes et sombres, les plantes sont fortes et dardues ; le tronc des lierres, noueux, rugueux, tordu, soulève les murs comme avec des leviers, ou les retient dans le réseau de ses branchages. Un arbre vert a percé l’épaisseur de la muraille et, sorti horizontalement, suspendu en l’air, a poussé tout à l’aise l’irradiation de ses rameaux. Les fossés dont la pente s’adoucit par la terre qui s’émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux ont une courbe profonde, et la porte, avec sa vigoureuse ogive un peu cintrée et ses deux baies servant à relever le pont-levis, a l’air d’un grand casque qui regarde par les trous de sa visière.

Entré dans l’intérieur, vous êtes surpris, émerveillé par le mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. Voilà bien l’éternel et beau rire, le rire éclatant de la nature sur le squelette des choses ; toutes les insolences de sa richesse, la grâce profonde de ses fantaisies, les envahissements de son silence. Un enthousiasme grave vous prend à l’âme ; on sent que la sève coule dans les arbres et que les herbes poussent, en même temps que les pierres s’écaillent et que les murailles s’affaissent. Un art sublime a arrangé, dans l’accord suprême des discordances secondaires, la forme vagabonde des lierres au galbe sinueux des ruines, la chevelure des ronces au fouillis des pierres éboulées, la transparence de l’air aux saillies résistantes des masses, la teinte du ciel à la teinte du sol, et vous en tressaillez intérieurement comme si cette double vie fonctionnait en vous-même, tant survient, brutale et immédiate, la perception de ses harmonies et la conscience de ses développements. Au pied de deux grands arbres dont les troncs s’entrecroisent, un jour verdâtre passe sur la mousse, et le dôme des feuilles vous rabat une claire lumière qui, largement, illuminant tous ces débris, en épaissit les ombres et en dévoile toutes les finesses.

On s’avance, on s’en va, errant le long des barbacanes, passant sous les arcades qui s’éventrent et d’où s’épand quelque longue plante frissonnante. Les voûtes comblées qui contiennent des morts résonnent sous vos pas ; les lézards courent sous les broussailles, les insectes grimpent contre les murs, le ciel brille et la ruine assoupie continue son sommeil. Avec sa triple enceinte, ses donjons, ses cours intérieures, ses mâchicoulis, ses souterrains, ses remparts mis les uns sur les autres, comme écorce sur écorce et cuirasse sur cuirasse, le vieux château de Clisson se peut reconstruire en entier et réapparaître pour nous. Le souvenir des rudes existences d’autrefois en découle comme de lui-même, avec l’émanation des orties et la fraîcheur des lierres.

De longues traînées noires montent encore en diagonales le long des murs, comme au temps où flambaient les bûches dans les cheminées larges de dix-huit pieds. Des trous symétriques alignés dans la maçonnerie indiquent la place des étages où l’on arrivait jadis par ces escaliers tournants qui s’écroulent et qui ouvrent sur l’abîme leurs portes vides. Quelquefois un oiseau, débusquant de son nid accroché dans les ronces, au fond d’un angle sombre, s’abaissait, les ailes étendues, et passait par l’arcade d’une fenêtre pour s’en aller dans la campagne.

Au haut d’un pan de muraille élevé, nu, gris, sec, des baies carrées, inégales de grandeur et d’alignement, laissaient éclater à travers leurs barreaux croisés le bleu vif du ciel qui tirait l’œil à lui par la séduction de sa couleur. Les moineaux dans les arbres poussaient leur cri aigre et répété. Une vache broutait, qui marchait là dedans comme dans un herbage, épatant sur l’herbe sa corne fendue.

(…)

De l’autre côté de la Sèvre, et s’y trempant les pieds, s’étend sur la colline le bois de «la Garenne», parc très beau de lui-même, malgré ses beautés factices. M. Lemot (le père du propriétaire actuel), qui était un peintre de l’Empire et un artiste lauréat, a travaillé là du mieux qu’il a pu à reproduire ce froid goût italien, républicain, romain, si fort à la mode du temps de Canova et de madame de Staël. On était pompeux, grandiose et digne. C’était le temps où on sculptait des urnes sur les tombeaux, où l’on vous peignait en manteau et chevelure au vent, où Corinne chantait sur sa lyre, à côté d’Oswald qui a des bottes à la russe, et où il fallait enfin qu’il y eût sur toutes les têtes beaucoup de cheveux épars et dans tous les paysages beaucoup de ruines.

(…)

Le parc n’en est pas moins un endroit charmant. Les allées serpentent dans le bois taillis, les touffes d’arbres retombent dans la rivière. On entend l’eau couler, on sent la bonne odeur des feuilles. Si nous avons été irrités du mauvais goût qui s’y trouve, c’est que nous sortions de Clisson qui est d’une beauté si solide et si simple, et puis que ce mauvais goût, après tout, n’est plus notre mauvais goût à nous autres. Mais d’ailleurs, qu’est-ce donc que le mauvais goût ? N’est-ce pas invariablement le goût de l’époque qui nous a précédés. Tous les enfants ne trouvent-ils pas leur père ridicule ? Le mauvais goût du temps de Ronsard, c’était Marot ; du temps de Boileau, c’était Ronsard ; du temps de Voltaire, c’était Corneille, et c’était Voltaire du temps de Chateaubriand que beaucoup de gens, à cette heure, commencent à trouver un peu faible. Ô gens de goût des siècles futurs, je vous recommande les gens de goût de maintenant. Vous rirez un peu de leurs crampes d’estomac, de leurs dédains superbes, de leur prédilection pour le veau et pour le laitage et des grimaces qu’ils font quand on leur sert de la viande saignante et des poésies trop chaudes.

Comme ce qui est beau sera laid, comme ce qui est gracieux paraîtra sot, comme ce qui est riche semblera pauvre, nos délicieux boudoirs, nos charmants salons, nos ravissants costumes, nos intéressants feuilletons, nos drames palpitants, nos livres sérieux, oh ! oh! comme on nous fourrera au grenier, comme on en fera de la bourre, du papier, du fumier, de l’engrais ! Ô postérité ! n’oublie pas surtout nos parloirs gothiques, nos ameublements Renaissance, les discours de M. Pasquier, la forme de nos chapeaux et l’esthétique de la Revue des Deux-Mondes !

Extrait de Par les champs et par les grèves, Charpentier et Cie, 1881. Écrit en 1847. Merci à Lalou et Étienne pour m’avoir fait découvrir ce texte.

Clisson, novembre 2017. Photo: Olivier Favier.

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