Choral nocturne (2), par Cristina Ali Farah.

 

(Extrait 1)

Moi? Je vis à Rome depuis des années maintenant. J’y suis bien. J’ai ma maison, mes amis, mon travail. Du passé, il reste bien peu de choses. Il est vrai qu’il me manque un mari, des enfants à moi, mais si je pense à ces types avec lesquels tu ne peux même pas boire un verre de vin, ou qui disent: quand tu seras ma femme ne t’imagine pas que tu sortiras dans la rue avec ces jeans moulants. Non, je préfère plutôt qu’ils me disent, désormais tu es devenue western. Western, qu’Allah nous en préserve. Pour moi, ce qui compte c’est d’arriver à travailler. Pris dans le feu de l’action tu penses moins. Être sage-femme c’est toujours vivre dans l’urgence. Bien sûr, si on veut on peut se limiter aux heures de travail, mais si tu as un brin de conscience c’est tout à fait autre chose. Le fait est qu’après ces funérailles officielles les choses ont changé. Peut être est-ce ma façon western de voir les choses, je ne saurais pas dire. Quelque chose a bougé. Peut -être à cause de la conscience du deuil? Mes collègues ont entendu la nouvelle au journal télévisé, ils m’ont fait leurs condoléances, me demandant des détails sur la guerre civile: mais la situation est vraiment aussi terrible que ça? Je n’avais pas compris que… Tu ne me l’as jamais dit! Et ta famille? Tout va bien? Tu as encore quelqu’un là-bas? Mais tu as des nouvelles? Vous êtes en contact?

Vous n’avez pas idée du nombre de questions que fait naître une conscience aiguisée. Et nous en sommes là. Les funérailles venaient d’être célébrées et mes collègues étaient tout absorbés par les événements de mon pays quand c’est arrivé. Un soir, il devait être huit heures, Samantha, une infirmière de mon service, appelle chez moi. Barni? C’est toi?, et en parlant d’une traite elle me dit que voilà, elle ne voulait pas me déranger, mais après tout ce qu’il s’était passé, elle ne pouvait évidemment pas faire comme si de rien n’était. Il l’avait amené dans l’après-midi. Elle sait, elle sait bien que c’est mon jour de libre, j’ai droit à mon repos. Mais quand elle a vu qu’il y avait des policiers… Pourquoi des policiers? Elle ne pouvait quand même pas fouiner: le type ils l’avaient opéré dans un autre service. Il était entré aux urgences juste au moment où Samantha allait prendre son service. Sûrement un signe du destin. Parce que sinon comment expliquer que – tandis qu’ils poussaient le brancard – sa carte soit tombée par terre. Une de ces cartes qu’on te donne aux cantines de la Caritas probablement. Il y avait inscrit Maxamed X, et en dessous nationalité somalienne. Alors Samantha avait suivi le brancard pour la rendre, la carte. Et mon compatriote, pour toute réponse, il avait fait un bruit avec sa gorge, comme un raclement, dépourvu de sens. La police est intervenue tout de suite: allez, allez, avaient-ils dit en la repoussant. Mais Samantha avait vu les yeux de cet homme, des yeux qui demandent. Voilà pourquoi elle m’appelait maintenant. Sinon elle ne se serait jamais permise, si elle n’avait pas su que mon pays me tenait à cœur.

Vous comprenez le sens de cette affirmation? Mon pays me tient à cœur. Moi je me suis interrogée sur ce mot. Mot lourd et chargé de beaucoup de sens. Pays inclut peuple, peuple inclut pays? C’est la même chose? Ce sont des questions qui te viennent à l’esprit quand tu rencontres certains types de personnes. Si vous êtes un peu patient, d’accord, je m’explique.

Un soir je dinais dehors. Il y avait une connaissance, un ami d’amis, qui n’arrêtait pas de raconter ses voyages. Tout le monde était admiratif. Et lui il parlait sans s’arêtter en décrivant des autels en marqueterie, des palais aux façades de marbre baigné, les eaux marines aux reflets violacés; sans parler des poissons-papillons rouge oranger et des chèvres aux cornes d’or. Le type était convaincu d’être un voyageur averti. Et plus il avançait dans son récit, plongeant dans l’héroïsme épique des anciens habitants de ces lieux, plus je me sentais gagnée par la nervosité. Comment dire: mais ils avaient des habitants ces pays ou bien il en était le seul, lui le voyageur? Pays, territoire, vous me suivez? Et si je vous dis qu’aucun lieu ne me tient à cœur? Il n’y a que près de la mer que mon cœur tremble. C’est pourquoi j’ai eu ce frisson quand Samantha m’a dit: j’ai l’impression que lui aussi est arrivé avec les débarquements. Viens, si tu peux, parce que personne n’arrive à parler avec lui. Le pauvre, il est vraiment mal en point.

Maintenant si je suis partie d’aussi loin en vous parlant des funérailles, j’ai une raison pour ça. C’est parce que Maxamed X, sans cette cérémonie si retentissante, sans les journaux télévisés, sans ces discours autour des naufragés, il n’aurait été qu’un pauvre malheureux comme tant d’autres. Samantha, qui est une femme de cœur, ne se serait pas émue plus que ça devant la carte de la Caritas, et ne m’aurait pas appelé à la maison avec un air complice. Ce que je veux vous dire c’est que je suis restée bouleversée par ce que peut faire un entrefilet sur un quotidien. Vous me direz que c’est un sujet qui use des mètres de pellicules et noircit des pages de livres. Ce que la presse peut construire et détruire! Toutefois, je vous assure que tant que ça ne nous touche pas de près, on ne s’en rend pas vraiment compte. Et puis la vie est assez compliquée comme ça, sans en avoir besoin d’en rajouter en mettant en doute l’importance des informations.

Est-ce que nous nous occupons de tous les événements qui croisent notre vie? Sélectionner est indispensable – alors nous sommes des êtres finis, des verres doseurs? Voilà ce que je pense: le critère qui détermine chacun de nos choix a quelque chose d’incommensurable. Parce que, au-delà de l’histoire de Maxamed X qui est pertinente pour votre travail, aujourd’hui je sais qu’il y avait encore beaucoup de choses en suspens, de nœuds à défaire, des trésors épargnés par le naufrage. Je sais que tout ce qui est arrivé devait arriver. Peut être est-ce à cause de ma cousine Axad. Mais cela fait partie de mon histoire. Qui l’aurait cru? Nous sommes dispersés aux quatre coins du monde, chacun de nous résiste comme il peut. Des heures passées au call center, des dizaines de télécartes consommées, je peux t’aimer du plus profond de mon cœur mon trésor, mais je ne sais même pas ce que tu es devenue. Mais après on se résigne et les relations aussi deviennent comme ça, résignées. Oh Axad, c’est toi qui devais revenir sur ma route.

Extrait de Madre piccola, Frassinelli, 2007. Titre français provisoire: Choral nocturne. Traduction Olivier Favier et Federica Martucci.

Pour aller plus loin:

  • Un autre extrait de Choral nocturne, présenté par Abdourahman Waberi: « Cristina Ali Farah est une romancière et poétesse italo-somalienne de grand talent. Elle nous a fait l’amitié de nous offrir quelques feuillets de son roman Choral nocturne encore inédit en français. Une œuvre remarquable digne des romans polyphoniques de Toni Morrison. »
  • Deux poèmes de Cristina Ali Farah, sur ce site, Rouge et Déchirure.
  • Un entretien traduit en français sur le site Africultures.
  • Cristina Ali Farah est l’invitée de l’Association Polimnia lors des soirées organisées à Paris, en italien dans les locaux de l’association le 11 janvier 2013, en français au théâtre du Tarmac le 12 janvier.
  • Le projet À l’ouest d’Aden sur ce site.

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