Sur le fascisme, par Nicola Chiaromonte.

 
Les Cahiers de l’Hôtel de Galliffet -dirigés depuis leur création en 2004 par Paolo Grossi- ont consacré leur 32ème volume à la traduction -par ailleurs excellente- d’un recueil d’essais de Nicola Chiaromonte, publié d’abord en anglais en 1970, en italien l’année suivante sous le titre de Credere e non credere [Croire ou ne pas croire]. L’édition française lui a préféré celui de l’article central consacré à Guerre et paix de Tolstoi, « Le Paradoxe de l’histoire ». 

Nicola Chiaromonte est né en Basilicate en 1905. Fasciste à quinze ans, comme il l’évoquera avec courage et intelligence, il se change très vite en antifasciste militant. Diplômé en droit en 1927, il quitte l’Italie pour la France en 1934 après avoir collaboré de manière clandestine aux cahiers de Giustizia e libertà. Dans cette revue, il publie l’année suivante l’essai La morte si chiama fascismo [La mort s’appelle fascisme], où il se livre à l’une des premières analyses du totalitarisme -fasciste, nazi, stalinien, impérialiste et colonialiste- sans pour autant céder aux généralisations commodes et desséchantes qui deviendront banales un demi-siècle plus tard. Ce texte est repris dans le volume Scritti politici e civili (Bompiani, Milan, 1976) parmi des essais sur Gandhi, Proudhon, « Le réaliste et l’utopiste ». Dans ce recueil on trouve encore deux textes d’une remarquable lucidité sur la guerre d’Espagne -à laquelle il a pris part dans l’escadrille d’André Malraux, qui le dépeint sous les traits de Scali dans L’espoir (Paris, Gallimard, 1937). 

C’est à Paris qu’il rédige et fait publier en 1936 -en français sur la revue Europe- ce second texte « sur le fascisme ». Ces pages comme celles qui les précèdent dressent avec La marche sur Rome et autres lieux (Paris, Gallimard, 1933) d’Emilio Lussu un portrait depuis alors inégalé du régime de Mussolini, alors même que son histoire est en cours, et qu’il est loin d’avoir offert ses fruits les plus empoisonnés.

Au long d’une vie errante, de l’Algérie, au Maroc, aux États-Unis puis de nouveau à Paris avant de faire un retour définitif en Italie, Nicola Chiaromonte se lie avec Albert Camus, qui lui témoigne une grande admiration, George Orwell, Dwight Macdonald, Alberto Moravia et Mary McCarthy. De 1956 à 1968, il dirige avec Ignazio Silone la revue Tempo presente. Il meurt à Rome en 1972.

Souvent considéré comme l’un des rares intellectuels italiens d’envergure internationale de sa génération, il est désormais bien oublié en Italie et presque inconnu en France. À l’annonce de sa mort, Clotilde Marghieri, qui avait fait sa connaissance depuis peu, écrivit ses lignes au critique Luigi Baldacci, reprises ensuite dans Amati Enigmi [Énigmes aimées], (Florence, Valdecchi, 1974): « Chaque ligne faisait valoir son intégrité et sa cohérence avec sa propre vie: une vie d’intenses passions politiques et sociales mais aussi d’héroïsmes secrets. Et j’admirais beaucoup cela, qu’il n’ait jamais changé une vie aventureuse et courageuse en mythe ou en légende. »

Je ne sais pas si le mot «fascisme» a, du point de vue des idées claires, une signification aussi précise que le ferait croire l’emploi général du terme dans le langage courant. En même temps, on ne peut pas dire que le « fait » fascisme n’a pas une signification assez nette. Ce décalage entre le mot et le fait indique une confusion fondamentale. La confusion a sa racine en ceci: que le mot «fascisme» n’exprime pas une idée: au contraire, il est essentiellement équivoque. Nationalisme et socialisme, antibourgeoisie et restauration de la morale bourgeoise, catholicisme et exaltation guerrière, dictature et démocratie, le fascisme prétend être toutes ces choses à la fois et les concilier dans la pratique.

Un philosophe italien de mes amis me disait une fois: «Supposez que disparaissent du vocabulaire des mots tels que «communisme», «démocratie», ou «nationalisme». On pourrait toujours trouver des périphrases pour faire comprendre ce qu’ils veulent signifier. Mais supposez que disparaisse le mot «fascisme»: on sera empêtrés dans les tentatives de définition les plus confuses et les plus contradictoires.»

C’est très juste et très significatif.

Tour à tour appliqué à la façade officielle du phénomène et à la réalité sociale dont il prétend être l’expression absolue, aux velléités de subversion les plus extrêmes et à la pratique de compromis la plus courante, il ne serait pas excessif de dire que le terme «fascisme» a fini par avoir une seule signification claire: de désigner, précisément, un des points culminants de la confusion du monde actuel. Et le monde actuel, pour son compte, a bien des chances de passer à l’histoire comme l’époque de la confusion de langues la plus parfaite depuis la Tour de Babel.

Mais, du point de vue de la conscience, le fascisme est un fait qui ne se prête pas à l’équivoque : au contraire, il est un de ceux qui imposent un choix très net. La nature de ce choix, on la trouve très clairement synthétisée dans les mots de Pascal: «La force est très reconnaissable et sans dispute.»

S’il est permis de parler à la première personne, je dirai que pour moi le fait devint tout à fait clair, et je fis mon choix en conséquence, à un moment très précis. À quinze ans, j’étais fasciste. Je dois dire qu’à ce moment, et pour un adolescent appartenant par la naissance et par l’éducation à la classe moyenne, il était bien difficile de ne pas être fasciste, en Italie. On avait de ce côté un poète aux gestes et aux paroles magnifiques: d’Annunzio; un meneur de foules de premier ordre, qui était aussi un journaliste à la plume farouche et sarcastique: Mussolini. Tandis que, de l’autre côté, il n’y avait que des gens «sérieux» et on n’entendait que des sermons incitant à la froide raison et au calcul utilitaire. J’étais donc fasciste et j’allais dans les rues de Rome crier, chanter et bafouer le Gouvernement avec les escouades de mes compagnons d’âge. Mon père n’en était pas content, ce qui ne faisait que renforcer mon exaltation lyrique. Je ne fus plus fasciste et je cessai mes promenades enthousiastes à un moment très précis: quand j’appris que pratiquer le fascisme voulait dire aller assommer dans leurs lits les paysans de la Vallée du Pô, de la Toscane et des Pouilles, coupables de ne pas savoir apprécier la beauté des périphrases dannunziennes — et quand je vis avec mes propres yeux vingt personnes se précipiter sur un pauvre bougre qui se refusait de crier «vive l’Italie» et le matraquer à sang. Il n’y avait point de moralisme, dans ma réaction: tout simplement, je ne trouvais pas cela très héroïque. Les journaux du parti exaltaient ces faits comme les étapes glorieuses de l’œuvre de libération de l’Italie du «danger bolchevique». Plus tard, en 1932, à l’Exposition de la Révolution fasciste, je vis, rangés en bel ordre dans les vitrines, des revolvers et matraques portant l’indication «revolver du Martyr…», «matraque du Martyr…». Je dois dire que ma vénération pour cette sorte de martyrs ne s’en trouva pas augmentée. Car c’était là un procédé que je connaissais depuis longtemps: appeler par des noms sonores des faits qu’autrement n’auraient mérités que des qualifications honteuses.

Il s’agissait, dans mon cas, d’une réaction de conscience, dans laquelle l’élément politique n’entrait que pour constater qu’on ne pouvait qu’être contre de telles choses. Car, du point de vue de la conscience, ce qui importe c’est la réalité et les mots ne valent qu’autant qu’ils l’expriment. Du point de vue de la conscience, ce qui précipite la décision, c’est justement le sens immédiat que certains faits sont ce qu’ils sont et qu’aucune formule ne peut les contraindre à signifier autre chose. Et il n’y a pas de sophisme, ou de nécessité supérieure, qui puissent faire taire en nous l’alarme causée par le fait de l’homme injustement persécuté — ni de «version officielle» qui puisse nous persuader qu’un mensonge est une vérité.

Or, on pourrait dire que les doutes qui s’amassent autour du fascisme au fur et à mesure qu’on apprend à le connaître, viennent essentiellement de ce simple fait: qu’il semble avoir un intérêt primordial à appeler les choses autrement que par leur nom le plus simple. Il commence par dire qu’un crime n’est pas un crime, mais un «moment nécessaire», et même «héroïque», de l’histoire, et finit par appeler «unanimité» le résultat visible de l’excellente organisation de la police politique; ou par dénoncer la «volonté agressive» d’une armée qui se retire.

En effet, en présence, par exemple, des persécutions antisémites en Allemagne, ce qui est insupportable et que je trouve le plus grave, ce n’est pas tant l’explosion féroce d’un ressentiment accumulé: c’est que ce ressentiment prétende se justifier et donc rejeter dans l’abstrait toute responsabilité, par la théorie raciste. Car la passion, même si elle est féroce, est une chose humaine et sur laquelle, d’homme à homme, on peut toujours essayer d’avoir prise. Dans le pire des cas, il y a son cours naturel et l’assouvissement. Mais une théorie absurde raidit la férocité en système; de sorte qu’aucun discours n’est plus possible. Il y a une frontière infranchissable qui se dresse: on a pris l’habitude de la gratifier du nom de «mystique». Plus exactement, elle marque la limite au-delà de laquelle l’obtusité devient irréparable.

Je ne veux pas faire de la polémique. Je veux simplement souligner un fait qui me paraît capital, pour la compréhension du fascisme. Ce fait est l’altération de vocabulaire qui, en simplifiant progressivement les notions de la réalité, en nivelle arbitrairement les aspérités et finit par abolir la conscience de son caractère fondamental, qui est d’être constituée de choses distinctes et d’actions dont chacune a sa signification et ses conséquences propres. C’est le phénomène qui constitue la façade «totalitaire» du fascisme, façade dont la fonction la plus simple est justement celle de donner une apparence d’uniformité à une réalité confuse et complexe.

Cette altération de vocabulaire n’est pas chose nouvelle ni particulière au fascisme, dans le monde actuel. C’est une technique que le fascisme a poussé jusqu’à une certaine perfection, mais tous les intérêts établis s’en servent également, à travers leurs services de propagande, et en utilisant les ressources de la technique moderne de persuasion. Car tout cela n’est qu’affaire de publicité.

Et, de même que, devant les insistances de la réclame qui cherche à vous imposer, par les différentes formes d’obsession, lumineuses ou radiophoniques, l’achat de la marque de savon qui a été le principal auxiliaire de Cléopâtre dans son œuvre de séduction de Marc-Antoine, la seule question utile est de savoir s’il nettoie les mains mieux qu’un autre — de même, devant le fascisme, il importe avant tout de percer l’écorce totalitaire pour aller voir ce qui se passe derrière. C’est-à-dire, il importe avant de rétablir les distinctions, les précisions, les diversités de cette vie réelle et multiple qu’on risque de perdre de vue.

C’est une exigence tout à fait élémentaire, et on ne pourra pas nous accuser de parti pris si nous lui obéissons dans la pratique et qu’à la suite de cela, la façade en question s’écroule.

Ce travail de rétablissement de la réalité qui est l’exigence première de la raison, pourra se poursuivre utilement, à l’égard du fascisme, en partant des circonstances les plus simples. Par exemple: ne pas admettre a priori une signification générale du nom, mais bien chercher à se rendre compte des caractères spécifiques que présente chacune des formes du phénomène. Dans l’espèce, le fascisme italien et le fascisme allemand.

Je ne veux pas établir ici un parallèle qui ne demanderait rien moins qu’une analyse des formes différentes que prend, chez les deux peuples, ce qu’il y a de mieux et ce qu’il y a de pire dans leur nature. Je me bornerai donc essentiellement à souligner la différence qui existe entre le fascisme et le nazisme du point de vue des «mythes» (ou «pseudo-mythes») qui sont à la base de l’un et de l’autre: Jules César et Wotan — Rome et l’ancienne Germanie.

Dans cette opposition, on voit déjà apparaître certaines conséquences. Le nazisme a été pour l’Allemagne un retour à son anti-européisme atavique. Dès qu’on eut décidé qu’il fallait revenir à quelque chose de «purement germanique» — en opposition à l’Europe bâtarde et corrompue — le dangereux esprit de suite propre à la mentalité allemande revint franchement et loyalement à l’idéal de la pure barbarie: la forêt de Teutoburg et le monde des «Nibelungen». Ayant d’un côté von Blomberg, de l’autre Wotan, et armé de toute la puissance de la technique moderne, l’esprit de tribu se déchaîna. Rien n’entrava plus le ressentiment contre cette Europe que l’Allemagne ne réussit pas à s’assimiler et qui ne réussit pas à s’assimiler l’Allemagne. C’est un élan hystérique qui s’exprime dans la théorie de la race élue et de son expansion inévitable et illimitée. Telle une vieille fille aigrie, l’Allemagne déclare, par la bouche du Führer, que «l’Europe ne la comprend pas»; en même temps, on veut une «religion allemande», ainsi qu’un «droit allemand», qui trouve ses sources dans les discours de M. Hitler (ce qui simplifie beaucoup le problème toujours difficile des sources du droit), et un «art purement allemand» lequel, à vrai dire, ne semble pas encore avoir trouvé son génie. C’est grotesque, mais c’est aussi très redoutable, car l’Allemagne représente, simplement par la masse qu’elle forme au milieu de notre continent, quelque chose qui peut broyer l’Europe.

Par contre, le mythe de Rome et de la puissance impériale commence par n’évoquer qu’un infini très spécifique: l’infini de l’ennui que nous avons éprouvé sur les bancs de l’école quand on s’efforçait de nous bourrer le crâne avec les exemples de civisme des Cincinnatus et des Régulus. Devant eux, la réaction la plus naturelle était celle que Métastase, notre charmant poète du XVIIème, a mis en vers: «Que les Dieux en soient loués — mon âme n’est pas romaine.»

Et, quand on veut nous inculquer l’enthousiasme pour cette époque, morne entre toutes, qui fut la «paix romaine» sous la botte du légionnaire, nous avons grande envie de répondre en citant Pétrone ou Martial. Bref, le mythe de Rome (ou, comme l’a appelé avec un terme heureux un écrivain français, la «romanite» : le mal romain) ne réussit qu’à produire des «représentations» rhétoriques, avec les augures, dans le fond, qui s’échangent des clignements d’œil.

Ce qu’il y a de plus fâcheux, dans ce mythe de Rome, c’est que l’Europe entière en a été infectée. Il est bien vrai que l’humanisme européen a vu dans Rome l’agent de diffusion de la culture hellénistique plutôt que la brutalité des pro-consuls et le «zusammenmarschieren» des légions. N’importe. Ce qui décide la masse, ce n’est pas l’admiration nuancée des humanistes: ce sont les «slogans» des pédants et des rhéteurs. Ainsi, devant la «romanite» de Mussolini, surtout quand elle s’est trouvée en face du «germanisme» de Hitler, on a trouvé que c’était tout de même bien «occidental», bien «européen» et vraiment beau comme «tradition». On a oublié Tacite pour le manuel d’histoire à l’usage des écoles primaires. On s’est laissé prendre par les antiques redondances du geste et on n’a pas vu ce qu’il y avait de sinistre dans cette pitrerie. Ou plutôt, ce qui est bien plus grave, on l’a vu, mais on s’est efforcé de ne pas s’en apercevoir. Car on avait urgent besoin d’un «bon européen», d’un garant quelconque de cette chose si douteuse qu’est l’«équilibre européen». On a pensé que, charlatan ou César, sa nation militarisée pouvait être bien commode, si on réussissait à s’en assurer les services. Plus encore, un peu partout on s’est mis à rêver d’un fascisme «à la romaine», illustre et sage.

On commence à s’apercevoir qu’on a eu tort de croire que le «romain» aurait donné moins de fil à retordre que le «germain» et de juger les saturnales latines plus inoffensives que la «Walpurgisnacht» nordique. Ce n’était pas Mussolini qui pouvait servir de contrepoids à l’informité redoutable de l’Allemagne. Certes, l’élément italien aurait pu être précieux, au point de vue de l’européisme désintéressé. Mais, laissant de côté la question très épineuse si, sur les bases actuelles, un européisme désintéressé n’est pas un songe creux, on aurait dû en tout cas voir que ce n’était pas sous l’état de siège permanent que l’Italie pouvait collaborer au maintien d’un ordre et d’un équilibre quelconques. Au contraire, cette simple circonstance suffisait à en faire fatalement un facteur de désordre et de déséquilibre.

Mais il se pourrait bien — surtout à l’heure actuelle — que les gouvernements conçoivent justement l’ordre suprême et la suprême garantie de l’équilibre sous la forme de l’état de siège.

Puisque la réalité à laquelle il m’a été donné de participer est la réalité italienne, je voudrais noter ici quelques considérations sur certains caractères de la tradition italienne qui se trouvent refoulés par le fascisme, pour en venir ensuite à examiner de plus près les caractéristiques du phénomène fasciste en Italie.

L’Italie a été, depuis le Moyen âge, le pays de la liberté conçue d’une manière que j’appellerai «substantielle». La liberté, pour l’Italien, fait une seule et même chose avec la vie. Il ne pourrait pas concevoir la vie sans liberté, en même temps qu’il serait plutôt incapable de concevoir une liberté en soi, une liberté, je veux dire, qui ne coïncide pas avec la liberté de se mouvoir, de travailler dans un sens ou dans un autre, d’aimer ou de haïr. En somme, pour l’Italien, la liberté s’identifie avec l’être et les fonctions vitales, organiques aussi bien qu’intellectuelles. Être, c’est être libre. Cela trouve sa contre-partie dans la conviction, ou plutôt dans l’instinct très enraciné que «tant qu’on existe, on est libre», et qu’en somme, la liberté de vivre aucune contrainte ne peut vous l’enlever. Ainsi, il est arrivé à plusieurs reprises que, pour continuer à vivre, on se soit accommodé de la contrainte qui enlevait les raisons de vivre. Il y a un passage de D. H. Lawrence sur les Italiens qui me semble pouvoir assez bien servir à illustrer cette idée: «The Italian is really rooted in substance, not in dreams, ideas or ideals, but physically self-centred, like a tree… The rather fantastic side of their nature sometimes makes them want to be angels or winged lions or soaring eagles, and then they are often ridiculous, though occasionally sublime… But the people itself is of the earth wholesomely and soundly, and unless pervered will remain so.»1

Il y a une chose que les Italiens ont toujours senti d’une façon tout aussi sûre et naturelle que la liberté et c’est l’universalisme. On connaît la fière réponse de Dante quand, banni de sa patrie, on lui proposa d’y rentrer moyennant le versement d’une somme d’argent: «Telle n’est pas la voie de faire retour à la patrie. Si on en trouve une autre, qui ne soit pas déshonorante, je l’accepterai. Mais s’il n’y en a pas, je ne rentrerai jamais à Florence. Eh, quoi! ne pourrais-je partout où je serais contempler les astres et le soleil? Ne pourrais-je pas méditer de très douces vérités sous n’importe quel ciel?» Moins de trois siècles plus tard, Giordano Bruno donnait ainsi son propre portrait: «Éveilleur de cerveaux assoupis, dompteur de l’ignorance présomptueuse et obstinée, qui professe à tout égard un amour total de l’homme et ne se soucie guère plus de l’Italien que de l’Anglais, du mâle que de la femme, de la mitre que de la couronne, de la toge que de la cotte de maille, du circoncis que du non-circoncis; mais il aime ceux qui dans le commerce humain sont plus pacifiques, plus polis, plus aimables et plus serviables.»

Et l’universalisme, en Italie, n’est pas seulement le fait des intellectuels: on le trouve, à l’état spontané et dans les formes les plus simples, profondément enraciné dans le peuple. Dans les Républiques du Moyen âge aussi bien que dans les contrées lointaines où le besoin matériel l’a amené à vivre, le peuple italien est resté le plus cosmopolite et le plus inattaquable à cette infection cérébrale qu’on appelle «xénophobie». On pourrait même affirmer que c’est surtout dans le peuple et par le peuple que se continue la grande tradition cosmopolite de l’Italie. En effet, ce ne sont pas tant, comme autrefois, les marchands, les banquiers, les artistes, qui s’en vont en terre lointaine; ce sont plutôt les paysans du Midi, les maçons, les artisans, les ouvriers; le grand courant de l’émigration prolétaire. Leur intérêt c’est que le monde soit ouvert, qu’il n’y ait pas de barrières infranchissables entre les Nations: ils sont, si l’on peut dire, naturellement «libre-échangistes» —tandis que la grande bourgeoisie industrielle est naturellement protectionniste et nationaliste. Et il fallait la domination de la bourgeoisie nationaliste pour essayer le tour de force de rendre le peuple italien xénophobe.

Ainsi, il a fallu le fascisme, avec cette idée catastrophique de l’État totalitaire, pour instaurer l’«intolérance» en Italie.

Le peuple italien a été certainement —et au fond il le reste encore— un peuple factieux: les luttes de faction les plus acharnées coïncident même avec l’apogée de la civilisation italienne. Avec ça, l’Italien n’a jamais été fanatique. Et une des raisons de l’échec de la Réforme en Italie a été certainement la sensation que ce n’était pas la peine de se débarrasser de l’Église pour tomber dans le rigorisme moraliste. Passionné et sceptique à la fois, le Florentin du Trecento2 n’aurait jamais compris qu’on fasse des motifs de ses luttes intestines des questions générales: qu’on érige la division en principe abstrait. Et renoncer à ses luttes (qu’il ne cesse pas, cependant, de considérer comme des calamités) pour permettre à un pouvoir absolu de s’installer, voilà une chose qui lui eût été parfaitement incompréhensible. Si un Pouvoir absolu s’installe, tant pis. Mais alors, ce n’est pas d’ordre qu’il faut parler: il s’agit tout simplement de force.

Ainsi raisonnait l’Italien quand il croyait que la civilisation c’est l’épanouissement de la vie des hommes et la création de formes et savait en donner quelques preuves.

Mais le bourgeois étant venu et s’étant, en conformité avec l’image qu’il a de la destinée de l’homme, accroché à l’idée que la civilisation c’est le préfet de police et le chef de gare, l’ordre totalitaire a pu être idéalisé et se présenter comme l’expression suprême de la vie humaine. Il est vrai, pourtant, que le peuple continue à s’en tenir à l’opinion classique, à considérer le pouvoir comme un fait de force devant lequel, en dernier ressort, quand le cas se présente comme désespéré, il n’y a qu’à se résigner, en attendant des temps meilleurs.

Car, il faut le dire, en Italie le totalitarisme est chose parfaitement incongrue et étrangère à la nature de la société. Il peut bien obtenir une uniformité extérieure de la vie, mais il ne peut compter, dans la masse, que sur un enthousiasme de façade derrière lequel se cache une passivité foncière que Mussolini, quand il n’est pas sur la scène, sent très bien. Ici se place une différence essentielle avec l’Allemagne. L’Allemagne est la patrie du modèle et prototype de l’État totalitaire: la Prusse. L’ordre étatique y est considéré comme chose essentielle et raison d’orgueil. On s’y adapte avec optimisme, sinon avec enthousiasme: «Befehl ist Befehl.»3 Tandis qu’en Italie, l’obéissance est toujours sentie sous la forme de la résignation au Mal et on aura beau y exalter la «Nation guerrière», pour le peuple la question restera toujours très exactement dans ces termes: «service militaire obligatoire.» (Les chansons qu’on chante le plus souvent à la caserne sont celles qui célèbrent le moment où on la quitte.) En Allemagne, par contre, on est soldat avec satisfaction et fierté: comme l’a dit tout récemment le Führer, «il est pénible pour tout Allemand de ne pas servir».

Je ne veux pas dire par là que l’Allemagne est condamnée par décret du Destin au «zusammenmarschieren» et au totalitarisme éternels. Dieu m’en garde. Je voulais simplement dire que de telles choses sont dans la tradition allemande. Mais, dans la tradition allemande, il y a aussi le conflit très typique (et qui se reproduit dans la forme qu’il peut au sein même du nazisme) entre Fichte et Hegel, le premier voulant que la Nation soit avant tout «société libre», tandis que pour l’autre il n’y a pas de vie réelle hors de la volonté étatique et de l’obéissance délibérée aux Gouvernements que le «Weltgeist» lui-même a choisi au cours de l’Histoire.

D’autre part, pour être précis, il faut dire qu’une forme, sinon proprement un État, totalitaire, existait en Italie bien avant le fascisme. Mais elle s’appelle Église catholique. Pour dominer, l’Église a dû se faire jésuite, se borner à n’exiger que les formes extérieures de l’abêtissement. Et, depuis le XVIIe siècle, c’est elle qui détient le pouvoir politique effectif en Italie. Les princes et les gouvernements, malgré les efforts qu’ils ont fait pour se débarrasser de son emprise, ont toujours abouti à des compromis —terrain sur lequel l’Église ne sera jamais difficile. Pour que l’idée que je viens d’exprimer ne semble pas paradoxale, il suffit de se rappeler la puissance acquise dans «l’espace d’un matin» par le parti catholique italien, qui venait de naître, dans l’après-guerre (quand il sembla bon au Vatican que les catholiques prissent part directement à la vie politique du pays) et le rôle décisif que sa conduite joua dans l’avènement du fascisme.

Il y a deux choses qui sont impressionnantes aujourd’hui, à ce point de vue: l’une est de voir jusqu’à quel point le fascisme a dû subir, dans les formes les plus classiques du contrôle clérical, l’influence de l’Église, et l’Église, de son côté, se compromettre avec le fascisme; l’autre, bien plus impressionnante, est de voir que le fascisme italien, avec tout le nietzschéanisme et tout le pragmatisme qu’on voudra bien lui reconnaître, n’aura été, en fin de comptes, qu’un épiphénomène de l’Église catholique. Ce qui confirme l’ancienne thèse qu’en Italie, du moment qu’on accepte de pactiser avec cette organisation, on ne peut que devenir son instrument.

Pour illustrer le fascisme, il ne sera pas inutile de donner des citations doctrinales.

En septembre 1920, dans un discours à ses partisans, la phrase suivante s’échappa des lèvres de M. Mussolini: «Pour mon compte, je ne crois pas trop à ces idéaux (il s’agit des idéaux pacifistes), mais je ne les exclue pas, parce que je n’exclue rien.» Cela est capital : toute la philosophie du fascisme italien y tient —cette philosophie qui consiste à accepter sans se gêner les hommes provenant des directions les plus différentes, pourvu qu’ils renoncent à avoir, dorénavant, une direction propre, et à trouver bonnes toutes les doctrines, pourvu qu’elles ne soient plus autre chose que des moyens pour justifier l’opportunité du moment. La proposition synthétise aussi très bien le sens du fameux machiavélisme du Duce, qui consiste à garantir les dividendes des capitalistes et à proclamer en même temps la fin du capitalisme; à trouver que la S. D. N., c’est de la blague démocratique et de l’hypocrisie, et à vouloir en même temps s’asseoir à la table de Genève avec tous les honneurs dus aux «gentlemen» sociétaires, sauf à trouver, comme dans le cas actuel de l’Éthiopie, que c’est tout de même inouï, de la part de cette institution vermoulue, de prétendre lui barrer le chemin avec des histoires de procédure. Car, justement, il «n’exclue rien», et il est sincèrement impatienté de voir que les autres ne sont pas assez intelligents pour en faire autant: ce serait tellement plus pratique! Si bien que, tout naturellement et, il faut le répéter, en parfaite sincérité, il ne peut s’expliquer de telles attitudes qu’en supposant une coalition d’intérêts sordides. Comme il «n’exclue rien», par là-même il est sûr d’être, lui, du côté de la bonne foi. Cela soit dit en passant, jamais Hitler ne pourra sortir une proposition aussi «catholique». Car Hitler, en bon fanatique, pense, au contraire, que le Dieu allemand est avec lui justement parce qu’il est prêt à «tout exclure». Il faut ajouter que les deux perspectives conduisent à des résultats qui sont sensiblement les mêmes. Pour préciser l’importance qu’on attache aux idées plus spécialement philosophiques dans le système mussolinien, il y a cette autre phrase de 1921: «Je voudrais que, pendant les deux mois qui nous séparent de l’Assemblée Nationale on crée la philosophie du fascisme italien.» Le résultat du pieux désir exprimé dans cette phrase a été tel qu’on aurait pu le prévoir: la phalange des courtisans se mit au travail avec zèle pour procurer une belle philosophie au Duce. Chaque professeur de lycée, chaque jouvenceau élevé au grade de «penseur d’office», chaque littérateur en mal d’Académie a eu sa philosophie du fascisme. L’avantage pour le régime d’avoir un certain nombre de systèmes de confusions disponibles aux fins de la propagande, a été, somme toute, minime, car la force d’un régime dépend de facteurs tout de même plus substantiels que les sécrétions de cerveaux en détresse. Mais les effets sur la culture italienne ont été proprement décourageants, conformément à la vieille loi économique qui dit que «la mauvaise monnaie chasse la bonne». Culture à part, pour ce qui est de la morale générale, l’état d’esprit nécessaire à la production de justifications sur mesure est un état d’indifférence à la vérité. Or, l’indifférence à la vérité est le plus terrible parmi les fléaux qui peuvent ravager une société.

C’est en 1932, avec la «Doctrine du Fascisme», que la vérité fondamentale du système fasciste fut officiellement déclarée, par la bouche de son fondateur: Les individus sont avant tout et surtout État. La formule est parfaitement insensée, suivant le destin de toutes les formules hégéliennes importées en Italie. Mais l’idée qui la gouverne est très claire. Cela veut dire que la vie n’est pas une affaire personnelle, mais une affaire d’organisation. En d’autres termes, l’objet premier et ultime de nos pensées, ce n’est pas la nature et le monde humain, mais le pouvoir établi et ses mécanismes, parce que c’est de lui uniquement que dépendent le sens et la valeur de notre vie, et c’est donc lui qui décide sur la «conception du monde» à adopter. À ce propos, il ne sera peut-être pas inutile de souligner que, dans l’univers de M. Mussolini, les «conceptions du monde» les plus diverses se succèdent avec une soudaineté et une nonchalance quelque peu déroutante, et que l’on peut aujourd’hui y être obligé à penser le monde selon les coordonnées de l’anglophobie, de l’antisociétarisme, du colonialisme impérialiste, comme on a été hier forcé à le voir en fonction de la gallophobie, de l’hitlérisme et du «Plan quinquennal» petit format des Marais Pontins: tout cela sans préjudice de la «vision du monde» qui sera de mise demain ou après-demain, sous la pression de ce que l’incarnation visible du Dieu-État aura jugé être la vérité du moment. De semblables «transvaluations des valeurs» se succédant à perte de vue ont, tout naturellement, sur la masse, les effets du vertige: ceux qui y sont, d’une façon ou de l’autre, intéressés, trouvent que c’est là ce qu’on appelle «vivre dangereusement» (et, quant aux dangers, ce n’est que trop vrai): la majorité finit par perdre complètement le sens de l’orientation et se résigne à subir et à attendre ce qui va se passer; tandis que la petite minorité de ceux qui ont la chance de garder leur équilibre voient, avec la tristesse de l’impuissance, les abîmes qui s’ouvrent sous les pieds de tous. Mais ce n’est pas seulement le monopole de la «Weltanschauung» qu’implique la singulière définition de l’individu que nous venons de citer: elle signifie aussi que ce n’est pas à nos semblables que nous avons à rendre compte de nos actes, mais aux bureaux politiques et que c’est donc là qu’on trace les bornes de notre moralité personnelle. Cela veut dire, enfin, que le fait primordial, ce n’est pas la destinée de l’homme, mais le règlement de police, et que, par conséquence, ce que dans l’homme donne lieu aux contemplations, à la joie, à Rembrandt, à Beethoven, à Athènes, à Florence, n’a pas de droit propre et doit se subordonner aux instructions gouvernementales, autant dire: se suicider. Et, pour ne pas oublier les détails, le spectacle de la terre n’a pas de beauté légitime sinon à travers les grandes manœuvres, ou, plénitude suprême, sous le bombardement. On a ici, très exactement défini le côté cauchemardesque du fascisme. C’est un cauchemar qui n’a rien de fantastique. Ce n’est ni le monde parfaitement rationalisé et mécanisé que nous a décrit A. Huxley dans Brave New World 4, ni la région souterraine habitée par une race d’homme que le magnétisme autoritaire a définitivement allégée du poids de la personnalité telle qu’a pu l’imaginer Joseph O’Neil dans son Land under England 5. Il s’agit d’un monde bien réel et tout à fait normal. Normal, je serais tenté de dire, par définition, car les seules actions que la discipline totalitaire laisse vraiment libres et par là-même, stimule, ce sont les «actions normales», ces actions «sans infamie et sans gloire» que Dante n’a même pas jugées dignes des supplices infernaux. L’existence humaine est ainsi réduite à ces «zones d’indifférence» qu’en 1721, à l’époque où naît l’esprit bourgeois, un auteur français relève ainsi: «Une multitude innombrable d’actions indifférentes qui ne sont d’aucune valeur, ni en bien, ni en mal… Dieu les a abandonnées aux hommes pour ne leur en demander jamais compte.»

Il y a une preuve qui est décisive, et c’est celle indiquée dans les mots d’Augustin: «Ubi magnitudo, ibi veritas»— «Là où est la grandeur, là est la vérité.» Or, il n’y a pas de grandeur dans le fascisme. Non seulement à cause de ce fait, pourtant décisif, et qui accompagne toute forme de fascisme comme une «Némésis», que l’héroïsme n’est possible que contre lui et le martyre que par lui. Mais surtout parce que, dans la pratique, le fascisme n’arrive pas à être autre chose qu’une existence bourgeoise organisée et rendue obligatoire. De là, sa démence spécifique. Car l’existence bourgeoise organisée et obligatoire n’est pas autre chose que la caserne. Et la discipline militaire comme fin en soi n’est pas un idéal de vie, ni, encore moins, une matière d’héroïsme: dans le meilleur des cas, c’est de la médiocrité qui se raidit. Et les ministres de la Propagande vantent trop souvent comme un sacrifice héroïque et preuve de l’«horreur de la vie commode» le fait de subir les circonstances auxquelles on n’aurait pas pu échapper.

Texte paru en français dans le n°160 de la Revue Europe, 15/04/1936. Une version un peu plus longue, intitulée, « Sul fascismo », a été publiée dans le volume Scritti politici e civili, Milano, Bompiani, 1976. Nous avons conservé la traduction d’origine, non signée, malgré quelques archaïsmes et de menues imperfections.

Pour aller plus loin:

(Assis de gauche à droite) Nicola Chiaromonte, Mary McCarthy, Robert Lowell. (Debout de gauche à droite) Heinrich Blucher, Hannah Arendt, Dwight McDonald, and Gloria MacDonald. Courtesy Vassar College Library.

(Assis de gauche à droite) Nicola Chiaromonte, Mary McCarthy, Robert Lowell. (Debout de gauche à droite) Heinrich Blucher, Hannah Arendt, Dwight McDonald, et Gloria MacDonald. Vassar College Library.

 

 

 

  1. « L’Italien est vraiment enraciné en substance, non en rêves ou en idées, mais physiquement centré sur lui-même, comme un arbre… Le côté plutôt fantastique de leur nature fait parfois qu’ils veulent être des anges, des lions ailés ou des aigles s’élançant vers le ciel, et qu’alors ils sont souvent ridicules, bien qu’ils peuvent être sublimes, à l’occasion… Mais les gens eux-mêmes appartiennent sainement et profondément à la terre, et continuent de l’être tant qu’ils ne sont pas pervertis. » []
  2. Le quatorzième siècle. []
  3. « Un ordre est un ordre. » » []
  4. Le meilleur des mondes (Brave new World, 1932) Paris, Librairie Plon, 1933. Traduit par Jules Castier. []
  5. Le Peuple des ténèbres (Land Under England, 1935), roman, traduit de l’anglais par J. Gans. [Paris], Éditions Gallimard, 1938. []

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