Qui a tué Denko Sissoko? par Olivier Favier.

 

« It wasn’t me that made him fall.
No, you can’t blame me at all. »

Bob Dylan – Who Killed Davey Moore?

 

Depuis la fenêtre de la chambre 796, d’où le 6 janvier dernier, un adolescent malien de seize ans s’est jeté dans le vide dans des circonstances demeurées partiellement inexpliquées, les lumières de la ville donnent au paysage quelque chose d’étrangement inaccessible. Nous sommes à une demi-heure à pied du centre, sur les hauteurs de la Résidence Bellevue. Dans la brume du soir, le modeste chef-lieu de la Marne devient l’image d’une Europe rêvée.

Passé 18h, on entre et on sort du foyer presque sans contrôle, sous l’œil hypothétique de quelques caméras de surveillance. « En fait, le SAMIE c’est de l’accueil de jour, et les chambres sont payées par le Conseil général. C’est un drôle de montage. » m’a fait remarquer avec justesse Ibtissam Bouchaara, éducatrice pour La Sauvegarde, l’association qui gère aussi le lieu. L’encadrement est minimal, quatre éducateurs pour soixante-treize places à disposition pour les Mineurs non accompagnés de plus de quinze ans et demi. « En dehors des horaires de présence de l’équipe éducatrice du SAMIE et en cas d’urgence, merci de vous adresser au gardien du foyer Bellevue (à l’entrée du foyer RDC Gauche) », est-il placardé à l’entrée. « Il se chargera de prévenir le cadre d’astreinte du SAMIE. »
Les jeunes me racontent qu’il y a quelques jours, deux de leurs camarades ont été très malades. Le premier, à ce que je comprends, a fait une crise d’épilepsie (nul n’a pris le temps visiblement de leur expliquer la nature de ce trouble, et comment éviter que la victime ne se blesse si cela se reproduit). Le second avait de la fièvre et grelottait. Dans les deux cas, le gardien n’a pas répondu (et pour cause, ce n’est pas un salarié de l’association et il travaille la journée à plein temps) pas plus que madame Picard, la chèfe de service du foyer jointe par un résident qui avait son numéro de téléphone portable. Des adolescents ont fini par appeler les pompiers tandis que d’autres partaient en courant jusqu’au commissariat.

Je regarde une chambre aux murs moisis et à la tapisserie décollée, une de celles où les gosses se réunissent le soir pour tromper l’ennui. On est loin du « cocon » décrit par une journaliste du quotidien local, L’Union, dans un publireportage savamment orchestré par la Sauvegarde quelques jours après le décès de Denko Sissoko -son suicide du 8ème étage y est surprenamment décrit comme un « saut de l’ange ». Il faut dire que madame Picard a le sourire avenant et la voix douce et qu’elle aime à raconter des histoires. En arrivant à Châlons par exemple, alors que je croise un jeune Pakistanais monté comme moi Gare de l’Est à Paris avec un papier qui lui est adressé, je me rends compte que personne n’est venu l’attendre. Marie-Pierre Barrière, membre active du RESF51  venue à ma rencontre, décide d’appeler la chèfe de service du SAMIE, dont le numéro est écrit en gros sur la feuille. Au téléphone, madame Picard nous explique qu’elle est venue le chercher et ne l’a point trouvé (le train avait un léger retard annoncé sur les écrans d’accueil dans le hall). Qu’à cela ne tienne, nous emmenons le jeune à destination. À notre arrivée, madame Picard nous fait part de ses difficultés: « Il y a quelques jours, j’avais trouvé des hébergements pérennes au 115 pour les jeunes sortis du dispositif, eh bien, ils ont tous disparu. L’un d’eux a même brûlé ses papiers et les radios du test osseux alléguant de sa majorité, risquant de mettre le feu à l’immeuble. » Le soir-même, le jeune incriminé avance quant à lui qu’il n’a jamais pu voir les dites radios, une doléance récurrente chez les adolescents du lieu : « On te dit juste que tu as plus de 18 ans. C’est pas un âge ça… Moi je sais quel est mon âge, j’ai 17 ans et demi ; plus de 18 ans ça veut rien dire, si la radio prouve quelque chose, comment ça se fait qu’on ne te donne pas un âge précis ? » Ce jour-là, comme d’autres exclus du dispositif, une dizaine deux fois par mois, il m’explique qu’on est venu le chercher à midi pour lui dire d’être en bas à 14h avec son sac. Le 115 passerait les chercher pour la nuit. « C’est bien la première fois, me précise par la suite Marie-Pierre Barrière, car d’ordinaire on laisse sortir les jeunes sans hébergement en leur disant seulement de composer le 115, qui refuse de les héberger parce qu’ils les considèrent mineurs. » À 18h, le 115 se fait toujours attendre, les éducateurs rentrent chez eux et les adolescents cherchent une autre solution. Quant aux papiers brûlés, c’est le cri du cœur : « Ce n’est pas vrai. » Il nous précise aussi que Madame Picard a rappelé à plusieurs reprises ce jour-là les liens du jeune homme avec le RESF.

Dans le bureau des éducateurs, depuis la mort de Denko, on trouve un trombinoscope incomplet. Quarante-cinq jeunes y sont photographiés à l’Instax, d’autres ont refusé. « Au début je ne voulais pas, me dit un de mes interlocuteurs, je leur ai dit, je suis là depuis quatre mois, vous ne montez jamais dans nos chambres et maintenant vous voulez savoir qui nous sommes? » Il y a du désespoir dans sa voix. Comme d’autres il attend ici sans école ni activité une probable remise en cause de sa minorité et sa mise à la rue. Le département de la Marne est en effet un maillon zélé de la machine à exclure les Mineurs non accompagnés que sont devenues la France et l’Europe. Beaucoup d’entre eux disparaissent alors, tentant leur chance dans un autre département ou un autre pays, abandonnant le projet d’études qui leur a fait risquer leur vie en traversant le désert et la mer Méditerranée et venant grossir à terme le contingent de la main d’œuvre sans papiers et sans qualification, corvéable à merci. Le département et l’état procèdent par intimidations et harcèlement juridique. Pour y faire face, il faut que l’adolescent ait un courage et une détermination à toute épreuve, et qu’il soit soutenu par des militants organisés et préparés, convaincus eux aussi qu’il faut se battre jusqu’au dernier recours. Mais dans la majorité des cas, cette guerre d’usure, dispendieuse et nuisible, fauche une jeunesse pleine d’espoirs et d’énergie. L’après-midi encore, j’ai revu un de ces gosses qui venait de recevoir une OQTF [Obligation de quitter le territoire français] pour ses dix-huit ans, alors même qu’il avait signé un contrat d’apprentissage avec promesse d’embauche. Son patron a protesté, en vain. À la préfecture, personne n’a décroché. Un de ses amis, scolarisé, est assigné à résidence avec obligation de pointer au commissariat chaque matin entre 8h30 et 9h30. « Madame, je n’ai pas volé, je n’ai pas tué, pourquoi je dois aller à la police? » Il a décidé de partir avant de se retrouver dans la même situation. Il rejoindra ainsi le contingent des 10 000 disparus que la presse française a de nouveau dénoncé cette année comme l’an dernier à la même époque.

J’ouvre la porte des toilettes du huitième étage. La lumière fait s’enfuir les cafards. Dépité, je reviens parler avec les jeunes. Plusieurs connaissaient Denko. « Il ne savait pas lire, il parlait mal le français, il n’est jamais allé à l’école. » Le lendemain de sa mort, d’après plusieurs témoignages, madame Picard leur a laissé entendre que le jeune souffrait de troubles psychologiques, qu’il était « malade, souffrant, frustré ». Ce vocabulaire n’est pas le leur, difficile de croire qu’ils aient pu inventer une pareille citation. Tous ceux qui le connaissaient y voient des allégations infondées. « Je l’ai connu pendant deux mois et demi et je n’aurais rien vu? » me dit l’un d’eux. Il semble inutile de préciser du reste qu’aucun d’entre eux n’a jamais rencontré un psychologue. Sur les circonstances précises du drame, leurs récits concordent et tous reconnaissent que le déroulé précis des faits est difficile à établir. Le soir du suicide, un homme se présentant comme le gardien (en fait le directeur, mais ils n’ont vu jusque là ni l’un ni l’autre) vient frapper à leur porte en leur disant qu’il a entendu un bruit suspect. Il est accompagné de deux policiers. L’un est dans la chambre de Denko, l’autre au bout du couloir. Le monsieur leur demande s’ils connaissent Denko Sissoko. Trente minutes plus tard, en regardant fugitivement par la fenêtre (ils seront priés de la refermer par un policier) ils reconnaîtront le corps de leur ami à ses chaussures. Il est tombé entre les deux montées d’escalier, au milieu des poubelles. Les pompiers essaient de le ranimer.

Pourquoi a-t-il sauté ? La police était-elle déjà présente au moment du drame pour le contraindre à quitter les lieux ? Pour les jeunes, Denko avait été prévenu le jour-même qu’il n’était plus pris en charge, alors que le procureur a d’abord dit aux journalistes (avant de revenir sur cette version) que l’examen de son dossier était en cours, que rien n’avait été décidé au jour de sa mort. « Il avait fait son sac monsieur, c’est bien qu’il voulait partir. » me précise l’un de ses amis qui ajoute : « On ne prépare pas ses affaires quand on veut sauter par la fenêtre. » Je n’en suis pas si sûr, mais la défiance est désormais solidement ancrée chez ces jeunes. Mais il y a un autre point sur lequel tous les témoignages concordent : le recours aux forces de l’ordre est systématique quand le jeune est accusé d’usage de faux-papiers. Deux mois plus tôt, un autre adolescent a lui aussi sauté par la fenêtre quand les agents sont venus frapper à la porte. Sa chute du deuxième étage ne lui a valu que quelques contusions. Emmené à l’hôpital, il a été jeté à la rue le lendemain matin, sans plus d’égards pour son épuisement psychique. Ce climat de peur est alimenté d’après les jeunes par les menaces de madame Doublet, la personne en charge des évaluations au Conseil départemental : « Si tes papiers sont faux, ils vont venir te chercher, te menotter et t’emmener en prison. » L’effroi se mêle au sentiment d’injustice, et la même formule obstinément répétée : « Tu n’as pas volé, tu n’as pas tué, tu n’as rien fait, et tu vois la police. » Dans plusieurs pays du reste, dont le Mali, l’administration de l’État civil est peu fiable. Dans d’autres, comme la Somalie, elle est pratiquement inexistante. Des réseaux divers en lien avec les passeurs peuvent intercéder en lieu et place de jeunes parfois illettrés, crédules ou incapables de se procurer par eux-mêmes les documents demandés. « Les avocats plaident souvent leur non-responsabilité du fait de leur minorité, m’explique Marie-Pierre Barrière, et ils se retrouvent alors à la rue sans protection. »

Les gosses semblent bien seuls avec leurs angoisses. L’installation d’une console de jeu dans la salle commune après la mort de Denko ne devrait pas suffire à les rassurer. À chaque étage, mêlés à eux, il y a des adultes en grande difficulté sociale. Les adolescents les appellent les « alcooliques », ils les évitent quand ils les voient passer, se plaignent de comportements violents dans les couloirs, certains rentrant le soir en cognant à toutes les portes. De tous les mômes avec lesquels je parle, deux seulement sont scolarisés. Élèves brillants, ils ont été changés d’établissement en plein milieu d’année scolaire sans qu’ils en sachent la raison. L’un d’eux passe le bac de français. Les autres, ceux qui ne vont pas à l’école, veillent la nuit jusqu’à l’aube : « Comme ça, tu te réveilles vers 14 heures, et le temps passe plus vite. » En sous-effectif flagrant (la norme est d’un adulte pour cinq adolescents), les éducateurs ne viennent jamais dans leur chambre. Plusieurs jeunes se plaignent du reste qu’on leur ait confisqué des papiers et volé de l’argent. « Je suis parti en laissant la porte fermée, je suis revenu elle était toujours fermée, mais mes économies avaient disparu. » Lors de la prise de sang de la visite médicale, on remplit cinq, six, voire huit tubes, ce qui n’a rien d’anormal mais reste impressionnant quand on ne sait rien des pratiques de la médecine en Europe. Certains s’évanouissent lors des tests médicaux à la seule vue d’un médecin. Malgré cela, il semble qu’aucune explication ne leur ait été fournie. Aucun d’entre eux ne connaît la raison de ces prélèvements et les rumeurs vont bon train.

« Dans les jours précédents le décès de Denko, on ne parlait que de ça » dit un jeune en m’évoquant les tractations entre François Hollande et son homologue de Bamako pour le rapatriement des sans-papiers maliens. Je commence à entrevoir tout un jeu de poupées russes qui renvoie au second plan la question de savoir si les policiers ont frappé ou non à la porte du jeune homme avant son geste désespéré. Les gosses évoquent en quelques mots leurs souffrances passées, la traversée du Sahara, les violences subies en Libye et le voyage en Méditerranée sur des canots de fortune. Tous ont bravé la mort pour vivre parmi nous, mais ils restent invisibles à nos yeux : « Ici, il y a la sécurité, il y a des droits et nous souffrons en cachette. »
Un gamin me regarde et me montre une chaise vide. « Depuis que Denko est mort, je me demande qui sera le prochain, celui qui était assis là tout à l’heure, ou bien lui, là, ou bien moi ? » « Au Mali, le suicide est très rare » me fera remarquer le lendemain Mohamed Kone, juriste et militant de la Ligue des droits de l’homme du Mali, qui suit cette affaire de très près. Il a raison bien sûr, comme avait raison le jeune homme entré dans la chambre de Denko : on ne fait pas ses bagages avant de mettre fin à ses jours. Mais en répétant ces gestes qu’il avait fait tant de fois sur sa route pour arriver jusqu’ici, Denko a-t-il senti que désormais ils n’avaient plus aucun sens ? Quelle image ont pu former dans son esprit les pièces de ce puzzle obscène? Comment ne pas assembler tous ses fragments : les tractations internationales entre son pays d’origine et celui où il rêvait d’habiter, les menaces de l’Aide sociale à l’enfance, l’incurie de l’association chargée de sa protection, le silence de la ville en contrebas ignorant sa douleur, le manque de moyens du 115 et son refus d’accueillir des mineurs, les températures négatives de cette nuit de janvier, l’acharnement de l’état et de sa justice à nier sa minorité, la peur de la police ? Dans de telles circonstances, peut-on encore parler d’un suicide ?

Un fauteuil abandonné dans la Marne, Châlons-en-Champagne, janvier 2017. Photo: Olivier Favier.

Un fauteuil abandonné dans la Marne, Châlons-en-Champagne, janvier 2017. Photo: Olivier Favier.

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