Brève histoire et brève description du festival de poésie de Medellín, par Carlo Bordini.

 
En 1991 treize poètes colombiens se sont réunis à Medellín et ont donné vie à son premier festival de poésie. Le tristement célèbre cartel de Medellín1, organisation de narcotrafiquants qui pendant des années avait endolori la vie colombienne, était désormais déclinant, même si nombre de ses associés étaient libres, qu’ils étaient toujours actifs sur la scène internationale de la drogue, et que la ville souffrait encore des échos de la guerre civile et vivait dans un climat d’une extrême violence. C’étaient les années mauvaises des tueurs à gage, des crimes collectifs dans les lieux publics, des escadrons de la mort. Il apparut tout de suite clairement, tant dans la volonté des fondateurs que dans la réaction de la population, que le festival n’était pas seulement un fait littéraire mais une œuvre de résistance. Le seul fait de sortir de chez soi et de se réunir était à cette époque un acte de courage. Le festival avait été préparé, depuis les années quatre-vingt, par une œuvre de vulgarisation de la poésie faite par la revue « Prometeo ». La poésie a aidé à être ensemble, elle a été un moyen pour transmettre un sentiment de dignité humaine et d’appartenance à une communauté, l’espérance d’une vie meilleure à travers la beauté et la communication. La participation a cru d’année en année: le festival a été perçu comme un centre.
Cette idée que la poésie n’est pas seulement un fait littéraire mais quelque chose qui aide la vie et qui peut la changer est fortement enracinée tant chez les organisateurs, que chez beaucoup des poètes qui ont participé au festival, que parmi le public, qui a participé activement lui aussi, comme le chœur d’une tragédie grecque pourrait-on dire, aux manifestations de ces années. Un des poètes participants a affirmé dans un commentaire que « ceux qui ont assisté au festival ont interprété la poésie comme une résistance civique contre les violents, comme un cri réfugié dans la parole contre la mort ». Le fondateur et directeur du festival, Fernando Rendón, a critiqué, quant à lui, dans un entretien, « ceux qui pensent qu’au fond la poésie n’est rien qu’un genre littéraire » en affirmant que le Festival de Medellín est une « proposition qui rompt des schémas politiques rigides et gâtés ». Les déclarations de ce genre sont nombreuses. Le même Rendón a affirmé: « La Colombie est la victime d’un complot terroriste, et la poésie est le langage universel qui dévoile l’énigme. Le terrorisme est sponsorisé par l’État, et la poésie est le rêve et la requête de défi éternel d’un peuple magnifique. » Le festival, en plus de Rendón, est dirigé par Gloria Chvatal et Gabriel Jaime Franco.
Le festival de poésie de Medellín est actuellement un événement de masse (cent-cinquante mille personnes ont pris part à la dernière manifestation), qui a vu la participation au fil des ans des plus prestigieux poètes du panorama mondial (de Enzensberger à Juan Manuel Roca, Yves Bonnefoy et Sanguineti, pour ne donner que quelques exemples), qui est suivi par des moyens de communication de masse, et qui en 2006 s’est vu conférer le premier Nobel alternatif de la paix2. La motivation du prix a été la suivante: « Pour avoir montré comment la créativité, la beauté, la libre expression et la communication peuvent fleurir ensemble et défaire la peur et la violence les plus enracinées. »
On peut lire ce que j’ai essayé de résumer dans ces lignes, et beaucoup plus, sur internet, et surtout il est possible de voir les merveilleuses vidéos qui illustrent le festival, et qui nous donnent un témoignage de l’attention religieuse avec laquelle est suivie la poésie, nous offrant simultanément le spectacle de réalités qui n’arrivent pas parmi nous: par exemple les poètes africains, les poètes asiatiques, les poètes du continent américain qui lisent des poésies dans leur antiques langues indigènes. Ce dont je peux témoigner directement, je l’ai appris de l’ami Vince Fasciani qui a pris part au festival de 2006 et qui a été frappé par la participation du public. Quelques épisodes méritent d’être rappelés pour montrer qu’il existe une réalité très différente de la nôtre: une classe d’une vingtaine d’enfants sourds-muets qui assistent à l’ouverture du festival avec une professeure qui traduit les poésies dans le langage des gestes, qui résistent pendant quatre heures (la durée de la cérémonie) en applaudissant sans arrêt; le public qui continue à écouter les poèmes sous la pluie; des gens qui croisent le poète le lendemain et lui répètent les mots du poème dont ils se souviennent par cœur.
Les années passant le festival de Medellín est devenu un centre qui agrège les forces de la culture, d’intellectuels et d’artistes qui se battent pour un changement de la société et pour la paix. En 2003, en liaison avec le festival et dans l’esprit du festival, s’est aussi tenu à Medellín le premier sommet de la poésie mondiale pour la paix en Colombie. Tout aussi importante est la déclaration des poètes indigènes d’Amérique; ici nous sommes en présence du barde, du poète qui représente un peuple, et il faut remarquer qu’en Europe cela existait il y a encore cent ans.
Je veux faire à ce propos une considération qui me semble importante. L’engagement civil des poètes, artistes et intellectuels en Colombie ne doit pas être confondu, à mon sens, avec la vieille attitude de l’intellectuel engagé, commune en Europe dans les décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Là l’intellectuel se considérait comme différent du peuple, il allait vers le peuple; ici les intellectuels sont le peuple; mutation anthropologique qui est advenue dans le monde entier désormais depuis bien longtemps et qui est probablement irréversible.

Texte extrait de Carlo Bordini, Non è un gioco, Luca Sossella, Bologna, 2008. Une bio-bibliographie complète de Carlo Bordini est accessible à la fin du poème Les gestes. Des extraits des poèmes Poussière et Danger sont en libre accès sur ce site. Les éditions intégrales bilingues de ces mêmes poèmes, parues chez Alidades, sont en vente ici.

La poétesse espagnole Guadalupe Grande à la XVII ème édition du Festival en 2008.

  1. En 1989, Pablo Escobar était le septième homme le plus riche du monde. Le cartel de Meddelín remonte à 1976, mais c’est à partir de 1984 qu’il entre en lutte ouverte avec l’état colombien. Durant cette période, on estime qu’il contrôle entre 70 et 80% de la production mondiale de cocaïne. En 1991, l’année donc de la création du Festival de Poésie, Pablo Escobar accepte d’être incarcéré à condition de ne pas être livré aux autorités américaines. Il s’évade l’année suivante et meurt dans une embuscade en 1993. Le cartel de Cali, au sud du pays, assure alors une position dominante. Aujourd’hui, la Colombie reste le deuxième producteur mondial derrière le Pérou, même si l’organisation du trafic est beaucoup plus morcelée (Ndt). []
  2. Le prix Nobel alternatif a été fondé en 1980 Jacob von Uexküll, et il récompense chaque année quatre personnes ou institutions qui “travaillent à la recherche et à l’application de solutions pour les changements les plus urgents dont le monde a besoin”. Il est lié au Nobel; le prix est discerné au parlement suédois un jour avant la remise du Nobel, c’est à dire le 9 décembre de chaque année. (Nda). []

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