L’inutile beauté, par Theodor W. Adorno.

 
Les femmes à la beauté exceptionnelle sont condamnées à être malheureuses. Même celles que favorisent toutes les circonstances, la naissance, la richesse et le talent, semblent comme poursuivies ou possédées par l’impulsion de se détruire elles-mêmes et, du même coup, tous les rapports humains. Un oracle les contraint à choisir entre des destinées toujours fatales. Ou bien elles échangent sagement la beauté contre le succès. Elles paient alors de leur bonheur les conditions de celui-ci; dès qu’elles ne peuvent plus aimer, elles empoisonnent l’amour qu’on leur porte et finissent par rester les mains vides. Ou bien le privilège de la beauté leur donne du courage et de l’assurance pour dénoncer le contrat d’échange. Elles prennent au sérieux le bonheur dont elles sont la promesse et ne sont pas avares d’elles-mêmes: l’inclination de tous vient leur confirmer qu’elles n’ont pas à prouver d’abord leur valeur. Tant qu’elles sont jeunes, tous les choix sont possibles. Et c’est ce qui les met dans l’impossibilité de choisir: rien n’étant définitif, tout peut être remplacé à tout moment. Très tôt, et sans beaucoup réfléchir, elle se marient et s’engagent ainsi dans des voies très terre-à-terre qui les privent pour ainsi dire du privilège des possibilités infinies; elles s’abaissent à être de simples êtres humains. Mais elles restent en même temps attachées au rêve enfantin de la toute-puissance que promettait d’être leur vie et rejettent aujourd’hui -de façon bien peu bourgeoise- ce qui demain sera remplacé par quelque chose de mieux. C’est ainsi qu’elles représentent le type même du caractère destructeur. Parce qu’elles furent précisément un jour hors concours, elles sont dépassées par la concurrence à laquelle elles vont s’attacher fébrilement. Il reste le geste de elle qui se savait irrésistible à un moment où tout est déjà passé; la magie se dissout au moment où elle cesse de représenter un simple espoir pour devenir un objectif précis. Et celle qui n’est plus irrésistible se transforme aussitôt en victime: elle est soumise à l’ordre que jadis elle pouvait ignorer. Sa générosité est punie. La femme qui se laisse aller, tout comme celle qu’obsède sa beauté sont des martyres du bonheur. La beauté intégrée est devenue entre-temps un élément calculable de l’existence, un simple succédané pour une vie qui n’existe pas, sans jamais la transcender en quoi que ce soit. Elle n’a pas tenu la promesse de bonheur qu’elle se fit à elle-même en même temps qu’aux autres. Mais celle qui s’y accroche assume l’aura du malheur qui finit par l’atteindre elle-même. C’est en cela que le monde rationalisé a entièrement liquidé le mythe. La jalousie des dieux a survécu à ceux-ci.

Extrait de Minima Moralia, Paris, Payot, (traduction d’Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral).

Note des traducteurs: le titre donné à ce fragment par Theodor W. Adorno est en français dans le texte.

L’actrice Sylvia Kristel le 25 janvier 1978 à l’occasion de la sortie du film Emmanuelle 2. Elle est décédée le 17 octobre 2012, des suites d’un cancer, à l’âge de 60 ans.

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