Un caractère à part (sur Anaïs Bazin), par Olivier Favier.

 

« Il faut chercher à comprendre la constitution morale tout à fait fascinante du flâneur passionné. »

Walter Benjamin

« Le 23 du mois dernier, est mort dans la force de l’âge un homme dont le nom et les œuvres n’étaient guère connus que de ceux qui s’occupent des productions de l’esprit, mais qui était fort apprécié par les meilleurs juges, d’une intelligence rare, élevée, étendue et sérieuse, d’un goût fin, curieux, quelquefois singulier, mais distingué toujours, d’un caractère à part, ironique et original ; écrivain des plus spirituels et des moins communs, et qu’il serait injuste de traiter comme il semblait par moments désirer qu’on le fît, c’est à dire par l’omission et le silence. »
Cette oraison funèbre qui se poursuit sur vingt pages avec le même accent d’incompréhension sincère est le seul hommage qui fut jamais rendu à Anaïs Bazin. Écrite en septembre 1850, elle est reprise par Sainte-Beuve dans le second volume des Causeries du lundi. Né en 1797 à Paris, Anaïs de Raucou prend le nom de son père adoptif, en littérature d’abord, puis pour l’état-civil en 1834. Élève brillant au lycée Charlemagne, il s’engage à 17 ans comme Garde du Corps du Roi, devient avocat en 1818, profession qu’il délaisse assez vite. Il fait alors son entrée à La Quotidienne de Joseph-François Michaud, une feuille royaliste aux opinions réputées outrancières. Multipliant les concours, il remporte un prix de l’Académie française en 1831, avant de se vouer tout entier à la littérature. Son ouvrage le plus connu, plusieurs fois réimprimé, est une Histoire de France sous Louis XIII et Mazarin en 4 volumes. Avant Sainte-Beuve, Pierre Larousse le décrit comme un dix-septiémiste : « C’est surtout après les succès obtenus par cet écrivain estimable que les études sur le siècle de Louis XIII sont devenues à la mode. » Dans l’article qu’il lui consacre, L’époque sans nom n’est pas même mentionnée.

Sainte-Beuve y voit un « joli livre dans le genre de Duclos », du La Bruyère « en plus petit », gêné, semble-t-il, par cet « esprit sceptique, sans enthousiasme, fort léger de croyances », dont l’alacrité apparente et la prétendue neutralité politique disent trop bien la faiblesse. Profondément misanthrope, Anaïs Bazin est imperméable à la haine parce que peu sujet à l’amour, de trop d’exigence peut-être. Le onzième chapitre, non repris dans notre édition, est entièrement consacré au portrait d’un « ancien camarade », le seul individu qui apparaisse dans ce livre et qui n’est jamais nommé. C’était l’une de ses personnalités que la jeunesse exalte :
« Je ne vous dirai pas quelle thèse je soutenais ; mais lui, comme il parlait bien de liberté ! quel généreux mépris il exprimait pour les faveurs du pouvoir ! avec quelle énergie il faisait valoir les droits de l’homme et du citoyen ! (…) Parfois, je vous assure, son éloquence entraînante me faisait honte de mes affections, de ma croyance, de mes convictions. Et j’étais obligé, pour me rassurer, de regarder ma boutonnière où ne pendait aucun bout de ruban, d’invoquer à mon aide l’Almanach royal où nulle part mon nom ne se trouvait inscrit. »Le pendant d’une telle introduction se laisse imaginer sans peine :
« Il m’a semblé pourtant le reconnaître ces jours derniers. En quel lieu ? Vous ne le saurez pas. Mais comme il était changé ! D’abord il avait acquis un embonpoint prodigieux, et c’était l’année même où tout le monde avait maigri, plus ou moins ; l’année du choléra et de l’état de siège. (…) Mais ce qui aurait pu me tromper beaucoup plus que le changement de sa personne, de son attitude, de ses vêtements, c’était le changement de son langage. C’était de retrouver dans sa bouche, avec la même facilité d’élocution que je lui avais connue, des principes tous différents de ceux auxquels il m’avait habitué (…). C’était de voir qu’il formulait, en faveur du pouvoir, la contrepartie des phrases qu’il avait débitées au profit de la liberté. Et tout cela, de bonne foi, je vous jure, naïvement, par le seul effet de l’air qu’il respirait maintenant, comme s’il n’avait jamais vécu ailleurs, ni fait autre chose. »
Si ce portrait est sans âge, le ton n’est pas celui du moraliste. Sainte-Beuve, surpris par l’éloquence classique, très « grand siècle » de l’auteur, en parfait décalage avec la prose souvent hachée, aux effets volontairement outrés et au souffle rapide des grands génies du temps1 , aura vu de la froideur dans son indécision. Anaïs Bazin n’avait qu’une ambition en écrivant ce livre, qu’il l’avoue à mots couverts, dans une note de bas de page : faute d’en être l’acteur, il sera le témoin de Paris, un nouveau Louis-Sébastien Mercier. Mais sa défiance instinctive montre des types et non des êtres. Elle appartient à l’âge des physiologies et de la Comédie humaine. Elle ne renvoie qu’à l’anonymat des foules. Le piège de la grande ville s’est refermé sur lui-même.

Quelques unes de ces esquisses paraissent d’abord dans Le Livre des Cent-et-un. Ce projet, dont l’idée sera plusieurs fois reprise, se proposait de parcourir Paris en quinze livres dont la publication s’étale de 1831 à 1834, avec le concours d’une centaine d’écrivains et de publicistes. On y retrouve Victor Hugo, Eugène Sue, Lamartine et Dumas, de « petits romantiques » aussi : Pétrus Borel s’en prend au déplacement de l’obélisque de Louxor, Charles Nodier ou le Bibliophile Jacob y laissent de beaux morceaux d’érudition. Le reste a par endroits valeur de témoignage, comme ce texte d’Amédée Kermel, plusieurs fois cité par Walter Benjamin comme premier inventaire des passages, malgré sa regrettable indigence littéraire2 . Anaïs Bazin participe au cinq premiers livres, puis disparaît brusquement. Il poursuit son travail en secret et, en 1833, ne publie pas moins de vingt-cinq esquisses, « sous cette forme imposante, écrit-il, où je ne puis encore me déshabituer de chercher un ouvrage ».
Tout commence par une lettre à Joseph-François Michaud, qui vient à peine de quitter Paris pour un long voyage en Orient. Il y donne un récit détaillé, strictement événementiel, des 28, 29 et 30 juillet 1830. Le peuple a renversé Charles X avec une rapidité3 qui se retourne aussitôt contre lui. Un membre de la branche cadette s’est emparé du pouvoir, Louis-Philippe, ce « roi-citoyen » qui, pour en finir avec les divisions nationales, croit bon de faire inscrire au fronton de Versailles : « À toutes les gloires de la France ». Telle est « l’époque sans nom » évoquée par Bazin, que nous appelons la Monarchie de Juillet.
Depuis le congrès de Vienne en 1815, la France, fatiguée de l’agitation révolutionnaire et des guerres napoléoniennes, semblait plongée dans la léthargie. Le réveil est grandiose. En 1830, Berlioz crée la Symphonie fantastique, Stendhal publie Le Rouge et le Noir, la bataille d’Hernani crée le romantisme au théâtre, Victor Hugo publie la première partie de Notre Dame de Paris. La seconde paraît l’année suivante, quand Delacroix expose La liberté guidant le peuple au salon. Balzac devient un écrivain réaliste. Artistiquement du moins, ces deux années sont pour Paris le vrai début du siècle.

1832 est marquée par l’arrivée du choléra en France, lequel a traversé l’Europe depuis l’Asie mineure un an et demi plus tôt. Les symptômes sont brutaux, la peau devient bleu violacé et le malade est pris de vomissements et de diarrhées continuels. Il meurt généralement en deux ou trois jours, spectaculairement amaigri. La maladie qui se transmet par voie orale, y compris durant la courte semaine d’incubation, se déplace lentement de pays en pays, et n’en effraie que davantage. Elle tue massivement le premier mois, puis disparaît après quelques reprises : elle sévit un peu plus loin. L’épidémie de 1831-1832 fait 200 000 morts en Europe. Les réactions qu’elle suscite témoignent d’un temps de transition. Alors que des affiches proposent, à défaut de soins efficaces, des passages de la Bible à donner en lecture aux malades, que des rumeurs d’empoisonnement sont relayées par les autorités elles-mêmes, les peurs qu’elle réveille semblent aussitôt frappées d’anachronisme. Et l’auteur de conclure, après avoir souligné le courage des médecins et des prêtres :
« Avouons-le franchement : nous, à qui il en coûte si peu pour être sublimes, nous n’avons pas su prendre une noble attitude en présence du choléra. (…) Il semble que quelque chose nous gênait dans la manifestation de ces pensées communes, qu’un danger commun fait naître chez les hommes. Nous sommes restés indécis entre la prière et la bravade, renfermés en nous-mêmes, chacun pour soi, n’osant pas nous aventurer à des sentiments qu’un autre caprice aurait pu désavouer. C’est qu’aussi jamais grande désolation n’a plus mal choisi son moment pour tomber sur un peuple. L’union de tous les esprits dans une même croyance, dans une même affection, dans une même idée d’avenir, n’aurait pas été de trop pour faire face à celle qui vient de décimer si cruellement une population désunie, pleine de rancunes et de défiances. »

L’époque, il ne le sait que trop bien, vient de trouver pourtant un élément fédérateur, qui fait taire les querelles pendant plus de quinze ans : c’est la course au profit. La monarchie censitaire a officialisé une aristocratie de l’argent, laquelle tiendra les rênes jusqu’en 1848, pour les reprendre presque aussitôt, passé les quelques mois d’illusion révolutionnaire. Ainsi s’achève la description de l’hôtel des finances et de la Bourse: « Tout ce que nous avons su faire de grand et de durable pour conserver le souvenir de notre progrès social, ç’a été d’élever un hôtel au budget et un temple à l’agiotage. » Toute l’ambiguïté de Bazin est là. Quand il croit faire un éloge, chercher les voies d’une possible réconciliation avec son temps, il érige un monument à son propre désespoir. Son portrait du Bourgeois de Paris demeure l’un des plus justes en un siècle qui n’en manque pas, de Joseph Prudhomme à Tribulat Bonhomet, et d’une autre virulence. Cet homme qui « ne lit guère », qui meurt avec constance pour le régime en place, qui vote avec sérieux pour des candidats qui se ressemblent tous, nous est offert sous les dehors riants de la physiologie.

À l’autre extrémité du livre, le portrait du « flâneur » jette un écho libératoire, suscitant chez Bazin des propos bien peu monarchistes. Le mot, apparu en 1808 dans Le Dictionnaire du bas langage4 , revêt alors un sens négatif: « FLÂNEUR : Un grand flâneur. Pour dire un grand paresseux ; fainéant, homme d’une oisiveté insupportable, qui ne sait où promener son importunité et son ennui. » Si l’on excepte un vaudeville et quelques feuilles médiocres laissées dans des recueils collectifs -notamment l’un des rares textes anonymes du Livre des cent-et-un-, cette esquisse de 1833 est la première tentative réelle pour faire du flâneur le révélateur de son temps5 . Dans son chapitre sur Les boulevards6, Anaïs Bazin perçoit clairement le lien qui s’établit entre l’évolution du paysage urbain et l’attention particulière du promeneur, délivré des embûches du lacis médiéval et dès lors entièrement dévoué aux « images » : « Ce n’est pas précisément une promenade, puisqu’on y est affranchi de la consigne. Ce n’est pas tout à fait une rue, puisqu’on y est rarement éclaboussé, et que plus de deux piétons peuvent y marcher de front sans se bousculer ; c’est tout juste ce qu’il faut pour que des gens qui aiment la foule et le bruit se portent naturellement vers un même point sans paraître se chercher ; les uns s’y rendant tout droit, y faisant long séjour, étalant aux yeux des passants leur béante oisiveté, les autres ayant un but dont ils se détournent, prenant pour arriver à leurs affaires ce chemin, le plus long, que chacun de nous connaît si bien, et dont la tradition ne s’est pas perdue depuis Lafontaine ; tous, lorsqu’ils ont touché cet heureux terrain par quelqu’une de ses issues, marchant d’un pas plus lent, affectant l’air inoccupé, s’arrêtant aux mille objets de curiosité dont la route est semée, et s’en détachant avec regret. En toute autre partie de la ville, vous pourriez vous croire à Londres, à Vienne, à Lyon, à Bordeaux ; sur les boulevards, vous êtes sûrs d’être à Paris. »
Mais la sociabilité qu’il décrit relève encore de ce même souci d’objectivité bienveillante qu’il a mis dans son portrait du bourgeois :
« Cette vie extérieure, ce monde en plein vent, ce commerce de regards, de propos, de compliments échangés au passage, cette sociabilité ambulante, est surtout ce qui caractérise notre grande ville, et ce qui en fait le principal agrément. »
C’est peu dire que ces échanges lui demeurent étrangers, sinon comme simple spectateur, ce que Sainte-Beuve se plaira à souligner :
« Combien de fois ne l’ai-je pas rencontré l’après-midi, le soir, aux boulevards, sous les arcades Rivoli, jouissant incognito de son empire ! Il ne s’agissait pas de le reconnaître ou de le saluer : je crois que cela l’aurait choqué et qu’il l’aurait pris pour une offense. Il allait, observant ainsi, se souriant à lui-même et redoublant ses pensées. »

Voilà donc, tel qu’en lui-même, le bienveillant portraitiste de cette Époque sans nom qui, d’esquisse en esquisse, dresse un portrait de sa ville ressemblant sous quelque aspect aux tableaux d’Henri Meissonnier : la précision du trait y révèle un talent remarquable, mais son regard paisible l’émousse parfois à trop vouloir observer sans comprendre, à ne pas vouloir s’emporter. L’engagement, faut-il dire, n’est pas le propos du flâneur, non plus qu’une vie sociale. Ce double rêvé qu’il évoque n’est ni tout à fait écrivain, ni tout à fait historien : il erre de monuments publics en figures récurrentes, des événements du jour aux souvenirs enfouis et lointains, cherchant le soir venu, en intuitions inégales, une poétique de l’Histoire.

Olivier Favier

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Nota bene : Les six esquisses de cet ouvrage sont extraites de L’époque sans nom, Esquisses de Paris 1830-1833, par M.A. Bazin, Paris, Alexandre Mesnier, 1833. Elles sont présentées dans leur intégralité, conformément au texte original.

Table des Matières

Un caractère à part, par Olivier Favier

Préface de l’auteur.
Le Bourgeois de Paris.
L’émeute.
L’Hôtel des finances.
La Bourse.
Le Choléra-Morbus.
Le Flâneur.

  1. Les longues citations de Heine ou Hugo que nous avons placées en note de bas de page tout au long de cette édition nous semblent assez éloquentes sur ce point. []
  2. On le retrouve intégralement repris dans la très belle somme de Johann Friedrich Geist, Le passage, un type architectural au XIXe siècle, Liège, Pierre Nardaga 1989. []
  3. L’insurrection n’en aura pas moins fait un millier de morts en trois jours. []
  4. Dictionnaire du bas-langage ou des manières de parler usitées par le peuple, L. Haussmann, F. Schoell, Paris, 1808. []
  5. Il faut attendre ensuite l’aimable Physiologie du flâneur de Louis Huart et d’une certaine manière L’homme des foules d’Edgar Poe, tous deux de 1841. Ce dernier texte, qui reprend l’image négative ci-dessus citée, a sans doute eu un rôle dans les sentiments complexes manifestés par Baudelaire à l’égard du flâneur : il suffit pour cela de comparer les douzièmes et vingt-troisièmes pièces des Petits poèmes en prose, et de citer ce passage du premier : « Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. » Notons que Pierre Larousse donnera encore, dans sa Grande encyclopédie du 19e siècle, une valeur péjorative au mot flâneur. []
  6. Il s’agit du chapitre XIX de l’édition originale, non repris dans cette anthologie. []

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