Angleterre et Normandie, par Jules Barbey d’Aurevilly.

 

Il y a, dans quelques parties de  la Basse-Normandie, —et notamment dans la presqu’île du Cotentin, — des paysages tellement ressemblants à certains paysages d’Angleterre, que les Normands qui jetèrent l’ancre de l’une à l’autre de ces contrées purent croire, à ces places du pays qu’ils venaient de conquérir, n’avoir pas changé de patrie.
Cette ressemblance, du reste, exerça probablement peu d’influence sur l’imagination farouche de nos aïeux, ces Rois de la mer, pour qui la Mer elle-même, avec ses sublimes étendues, n’était qu’une grande route, audacieusement suivie, vers des proies et des pillages inconnus flairés de loin par ces lions marins, avec leur instinct de pirates… Mais pour nous, qui sommes leurs descendants, pour nous, assis depuis des siècles sur les rivages qu’ils ont gardés, et dont l’imagination moderne aime à contempler à loisir les pays qu’ils n’eurent, eux, souci que de prendre, la ressemblance entre les paysages anglais et les paysages normands, en beaucoup de points, est frappante. Le ciel même, le ciel si souvent gris et pluvieux de notre Ouest, qui nous pénètre si profondément le cœur de sa lumière mélancolique et nous y met, quand nous en sommes loin, la nostalgie, ajoute encore en Normandie à cette illusion d’Angleterre, et semble quelquefois pousser entre les deux pays la ressemblance jusqu’à l’identité.
Et cela était vrai, surtout, du château qu’on appelait : «le château des Saules». Parmi tous les châteaux qui se dressaient sur les côtes de la presqu’ile du Cotentin, il n’y en avait certainement pas un qui donnât mieux l’impression de ces châteaux comme on en voit tant en Angleterre, émergeant tout à coup de quelque lac qui leur fait ceinture et qui baigne leurs pieds de pierre dans la glauque immobilité de ses eaux. Situé dans la Manche, à peu de distance de Sainte-Mère-Église, cette bourgade qui n’a conservé du Moyen Age que son nom catholique et ses foires séculaires, entre La Fière et Picauville, il ne rappelait pas autrement le temps de la Féodalité disparue. Si on l’avait jugé par ce qui restait des constructions de ce château, malheureusement en ruines aujourd’hui, il avait dû être bâti, dans les commencements du XVIIe siècle, sur les bords de la Douve, qui coule par là en plein marais, et il aurait pu s’appeler : «le château de Plein-Marais» tout aussi bien que le château d’en face, dont c’est le nom. Plein-Marais et Les Saules, séparés par les vastes marécages que la Douve traverse, en se tordant comme une longue anguille bleue, pour aller languissamment se perdre sous les ponts de Saint-Lô dans la Vire, et trop éloignés l’un de l’autre sur la rivière qui passait entre eux, ne pouvaient s’apercevoir dans le lointain reculé de leurs horizons souvent brumeux, même les jours où le temps était le plus clair.
Isolées en ces immenses parages, c’étaient deux demeures aristocratiques et solitaires qu’il avait fallu même quelque courage pour habiter autrefois. Autour d’elles, en effet, l’atmosphère de ces marais avait été longtemps aussi meurtrière que celle des Maremmes de la campagne romaine, avant l’époque du drame intime dont ce château des Saules fut l’obscur théâtre. Il n’y avait pas beaucoup d’années qu’un drainage intelligemment pratiqué avait purifié la contrée des influences, presque toujours mortelles, dans lesquelles des générations de riverains et d’habitants de ces marécages avaient misérablement vécu, tremblant, toute l’année, les fièvres, comme elles disaient, ces hâves et malingres populations. Mais, vers l’année 1845, ces populations avaient perdu l’aspect de langueur et de maladie qui avait si longtemps attristé l’œil du voyageur quand il passait par ces marais typhoïdes, et la santé était revenue là aux hommes comme aux paysages. Assainis par une culture qui en avait fait une prairie, ces marais offraient alors, à perte de vue, le spectacle opulent d’une étendue d’herbe, pressée, tassée, presque touffue, où les bœufs qui paissaient en avaient jusqu’au ventre, de cette herbe plantureusement foisonnante, sur le vert éclatant de laquelle ils se détachaient vigoureusement dans leurs diverses attitudes, soit dans la lente errance de leur pâture, le cou baissé; soit couchés sur le flanc, dans la somnolence de leur ruminement et de leur repos. Ces herbages humides, coupés, de place en place, par d’étroits fossés d’alluvion qui mettaient une eau transparente d’opale dans leur fond d’émeraude, avaient aussi —stagnantes çà et là— de rondes mares d’eau pure, qu’ils devaient autant aux pluies fréquentes de ce climat mouillé de l’Ouest qu’au sol primitivement spongieux et au voisinage de la Douve; et, à quelques endroits, ces mares étaient même assez grandes pour former de véritables lacs sillonnés et moirés de mille plis, aux nuances frissonnantes et changeantes, selon le vent ou le ciel qu’il faisait… Certainement, une des plus frappantes beautés de ce paysage de marais, c’étaient ces espèces de lacs nombreux qui, à l’automne et à l’hiver, éprenaient des proportions grandioses, mais qui l’été, quoique diminués, ne disparaissaient pas entièrement, et devenaient, sous le soleil, des semis de plaques métalliquement étincelantes et comme des îlots de lumière. Le château des Saules, qui prenait son nom du bouquet de saules qui l’entourait, avait un grand jardin, fermé du côté du marais, qu’il surplombait de quelques pieds par une longue terrasse, avec sa balustrade en pierre ornée de place en place de ces beaux vases en granit de forme italienne que le XVIIe siècle a mis partout. Les entrées du château et ses grilles armoriées étaient de l’autre côté, du côté des terres; mais de ce côté du marais il paraissait inaccessible dans sa vaste mare bleuâtre, du fond de laquelle il s’élevait comme une blanche fée des Eaux, — et c’était sa poésie!… Ceux-là qui y habitaient pouvaient, dans ce désert de terre et d’eau, se croire au bout du monde. Même le chemin de fer qui fait chaussée de Carentan à Isigny et scinde en deux moitiés ces marais, devenus des pâturages, est trop éloigné pour qu’on entende dans ce coin de marécage ses insolents coups de sifflet, ou pour qu’on y voie traîner à l’horizon une déchirure de son orgueilleuse fumée. Rien donc, excepté, à de rares intervalles, le cri strident de quelque canard sauvage ou de quelque sarcelle, ne troublait l’épais silence de ce château, fait, à ce qu’il semblait, pour la rêverie des âmes profondes ou le mystère des âmes passionnées qui auraient voulu s’y cacher…

J. Barbey d’Aurevilly, Ce qui ne meurt pas, édition Lemerre, 1884, 1 vol. in-i2, p. 5 et suiv. Nouvelle édition, 1887, p. 3 et suiv.

Cotentin, août 2011. Photo: Olivier Favier. Tous droits réservés.

 

Pour aller plus loin:

  • L’excellente préface de Julien Gracq à l’édition des Diaboliques en livre de poche, reprise dans Préférences, José Corti, 1970.
  • La seule édition actuelle de Ce qui ne meurt pas se trouve dans les Oeuvres romanesques éditées par Gallimard, la Pléiade. Elle a été confiée aux bons soins, remarquables, de Jacques Petit.
  • Le magnifique musée Barbey d’Aurevilly à Saint-Sauveur le Vicomte.
  • Le film de Catherine Breillat, Une vieille Maîtresse (2007).
  • Le film d’Alexandre Astruc, Le rideau cramoisi (1952).

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