Rouge (Mogadiscio 1991), par Ubax Cristina Ali Farah.

 

Aube écumeuse, tu nous surpris assombris et seuls,
alors que nous partions pour toujours.
Moi, sur la camionnette sale et une enveloppe précieuse dans les bras.
Je fixais ébahie les fusils appuyés sur les épaules.
Des guérilléros accompagnaient notre adieu. Et le sable recouvrait tout.
Parmi les dunes glissantes, de rares cabanes.
Les enfants sortaient en criant et les femmes tendaient le bras.
Attends.
C’est le dernier hommage.
L’angoisse n’a pas encore envahi leurs visages. J’en perçois l’odeur.
Maintenant je me rends compte que j’ai les lèvres salées.
Mais le ciel est pur, limpide, céruléen.
Je m’échappe de la mort et je la porte avec moi.
Si ce n’était pour le visage serein des enfants.
Au loin se dessine le contour de l’Océan.
Et je vois ferrugineux et lourd un stupide navire de guerre.
Un guérilléro lève son manteau rouge au vent, l’autre saisit deux coins.
Il ondoie flottant comme un poisson de mer, le manteau rouge.
Et se lève, du stupide navire de guerre, une libellule d’acier.
Mon père dit: « L’hélicoptère sera là sous peu, cours ».
Mais mes jambes se déplacent avec peine.
Depuis quelques heures tendre palpitante créature a jailli de mon ventre.
Maintenant je serre contre ma poitrine la précieuse enveloppe.
La libellule se lève. Mon père gesticule frénétique.
Mais je n’entends pas sa voix. Et je me tourne.
Je vois le guérilléro avec son manteau rouge.
Il est très jeune, comme moi. Il a peut-être dix-huit ans.
Et il cache son thorax avec le manteau rouge.
Il sourit.
« Maintenant il va revenir te prendre toi aussi » me dit-il.
« Et toi tu ne viens pas? »
Sa tête se balance. Comme le manteau rouge.
Et il tient le fusil en bandoulière. Mais son sourire est pur, ouvert, inoffensif.
Dans la libellule, cernée de parois en acier, j’observe pour la dernière fois.
Et je vois un long cordon de guérilléros cerner la plage.
Puis au centre un manteau rouge.
Qui flotte, se tord, s’élargit.

Poème extrait de Ai confini del verso, Poesia della migrazione in italiano, a cura di Mia Lecomte. Firenze, Le Lettere, 2006. Traduction d’Olivier Favier, qui remercie les éditions Filigranes et le photographe Marco Barbon pour l’avoir mis en contact avec l’auteur.

 

« À Mogadiscio je fréquentais l’école italienne et le milieu qui lui était lié. Nous étions presque tous des étudiants italo-somaliens et nous utilisions le plus souvent l’italien comme langue de communication même si tous, plus ou moins bien, nous parlions le somali. Le contexte était un peu étriqué et la langue parlée pauvre sur le plan lexical, riche souvent de néologismes et de constructions qui rappelaient notre autre langue. J’aimais beaucoup lire, je dévorais tous les livres écrits en italien que je parvenais à trouver dans les bibliothèques qui étaient peu fournies.
J’éprouvais un sentiment d’étrangeté dans le monde qui entourait l’école, et ce sentiment se prolongeait quand je rencontrais les amis et les parents somaliens du groupe auquel je m’efforçais d’appartenir, par tous les moyens.  J’écoutais les histoires et les chansons en essayant désespérément de les retenir. Avec la guerre et le départ précipité, j’ai essayé de revoir les années de mon enfance et de mon adolescence sous un autre jour et peut-être ai-je idéalisé le milieu dans lequel j’ai grandi pour dépasser les soucis et les nouvelles difficultés de l’intégration. Il me semblait qu’aucun endroit n’était vraiment le mien.

Écrire et utiliser l’italien de la façon dont je l’avais intériorisé, en essayant de concilier une langue que je n’avais fait que lire avec les sonorités et les structures du somali, a été, d’une certaine manière, une façon de me réinventer un monde auquel je me sentais finalement appartenir, une façon de me réapproprier tout ce qui dans la réalité ne pouvait pas coexister. »

Ubax Cristina Ali Farah, in Ai confini del verso, op.cit., page 25. Traduction Olivier Favier.

Cristina Ali Farah, Mantoue, 12/09/2009. Photo: Valeria Vernizzi. Source: flickr. Ubax Cristina Ali Farah est née à Vérone en 1973 de père somalien et de mère italienne. Elle a vécu à Mogadiscio de 1976 à 1991, année où elle a été obligée de fuir à cause de la guerre civile. Elle a habité pendant quelques années à Pecs, en Hongrie, et ensuite à Vérone. Depuis 1997, elle vit à Rome, où elle a fait des études de lettres et s'est occupée de rassembler des récits oraux de femmes immigrées. Son roman Madre Piccola, publié chez Frassinelli en 2007, a été traduit en anglais sous le titre de Little Mother (Indiana University Press, 2011)

 

ROSSO

Alba spumosa, ci sorprendesti offuscati e soli,
mentre andavamo per sempre.
Io, sulla camionetta sudicia e un involucro prezioso tra le braccia.
Fissavo attonita i fucili appoggiati sulle spalle.
Guerriglieri accompagnavano il nostro addio. E la sabbia ricopriva tutto.
Tra le dune scivolose, rare capanne.
Uscivano gridando i bambini e le donne tendevano il braccio.
Aspetta.
Questo è l’estremo saluto.
Ancora l’angoscia non ha invaso i loro volti. Ne percepisco il sentore.
Ora mi accorgo di avere le labbra salate.
Ma il cielo è terso, limpido, ceruleo.
Fuggo dalla morte e la porto con me.
Se non fosse per il viso sereno dei fanciulli.
Lontano si delinea l’Oceano.
E vedo ferruginosa e pesante un’ottusa nave da guerra.
Un guerrigliero alza il mantello rosso al vento, l’altro afferra due lembi.
Ondeggia fluttuante come pesce marino, il mantello rosso.
E si alza, dall’ottusa nave da guerra, une libellula d’acciaio.
Mio padre dice: « L’elicoterro sarà qui tra poco, corri ».
Ma le mie gambe si muovono a stento.
Da poche ore tenera pulsante creatura è sorta dal mio ventre.
Ora stringo al petto il prezioso involucro.
La libellula si alza. Mio padre gesticola frenetico.
Ma non sento la sua voce. E mi giro.
Vedo il guerrigliero con il mantello rosso.
È molto giovane, come me. Forse ha diciotto anni.
E nasconde il torace con il mantello rosso.
Sorride.
« Ora tornerà a prendere anche te » mi dice.
« E tu non vieni? »
La sua testa ondeggia. Come il mantello rosso.
E tiene il fucile a tracolla. Ma il sorriso è candido, aperto, innocuo.
Nella libellula, circondata da pareti d’acciaio, osservo per l’ultima volta.
E vedo un lungo cordone di guerriglieri circondare la spiaggia.
Poi al centro une mantello rosso.
Che fluttua, si contorce, si allarga.

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