Adam, de sang et d’eau, par Olivier Favier.

 
Adam commence par dire non à tout ce qu’on lui offre, un jus d’orange, un repas dans un petit restaurant du centre-ville, un café, une cigarette. Il ne fume plus, dit-il, parce que lorsque la police te poursuit, tu t ‘essouffles trop vite. Pour le reste, il n’en peut juste plus de vivre du don des autres, et dès que cela est possible, il préfère dire qu’il n’a besoin de rien. Le premier soir, dans son dortoir de fortune fait de parpaings, de palettes, de bâches et de taules, il m’a donné une parka. « Tu vas prendre froid, m’a-t-il répété l’après-midi durant alors que nous déambulions dans le camp de Calais, après avoir éprouvé deux ou trois fois l’épaisseur de mon blouson. J’ai fini par accepter, mais pour mieux lui dire le lendemain qu’un vrai cadeau n’attend rien en échange. Il suffit de garder les gens dans son cœur. Il a souri.
Quand je l’ai rencontré, il se tenait timide, très droit, très grand et un peu maigre, auprès d’une dame venue de Paris. Je ne savais pas très bien lequel des deux accompagnait l’autre, en d’autres circonstances en fait, j’aurais conclu qu’il s’agissait d’une mère et de son fils, tant leur complicité semblait évidente. Geneviève, c’est le nom de la dame, est institutrice à Paris. Elle a rencontré Adam au lycée Jean Quarré, à deux pas de la Place des Fêtes, occupé durant trois mois par plusieurs centaines de migrants. Adam est arrivé début septembre de Menton, après avoir rejoint Nice à pied, Saint-Raphaël en bus, puis Grenoble et Lyon en train. Durant ce court périple, il a dormi dehors, une fois de plus.
Geneviève l’a remarqué car il faisait partie du groupe -une vingtaine m’a-t-elle dit- qui proposait toujours quelque chose pour faciliter la vie en commun. Aux premiers mots que je lui adresse, son visage s’ouvre, ses yeux sourient, soulignant son regard où l’on perçoit très vite un mélange subtil d’intelligence et d’innocence, d’enfance et de maturité.
Adam est né en 1996 dans le Nord du Darfour, mais il ne sait plus ni le jour ni le mois. Ses papiers ont disparu quand son village a brûlé en 2005, un simple certificat de naissance qu’il ne peut pas renouveler. Là-bas, m’explique-t-il, personne n’a de carte d’identité. Pour obtenir un extrait, il faut des témoins appartenant à la famille, et il n’a plus de famille. Avant que la guerre ne fasse irruption dans sa vie quotidienne, il était heureux -et de nouveau ses yeux se mettent à briller- dans son village, il n’y avait pas de voiture ou d’électricité, pas d’argent pour aller à l’école, mais il mangeait à sa faim, rien ne lui manquait. Devant la maison, il y avait trois grands arbres où il allait jouer. Il y avait un puits. Il me fait encore la liste précise des animaux que possédait sa famille, des canards, des poulets, deux chèvres. Son père vendait des herbes médicinales, c’était un cheikh estimé.

Le feu a tout emporté. Les gens couraient sur les corps de ceux qui étaient morts, me donne-t-il pour toute description. Au détour d’une conversation, la veille, il m’a déjà raconté que sa sœur était morte le lendemain, de la suite de ses blessures. La peau de son cou avait tellement brûlé qu’elle était devenue blanche.
Avec ses parents et son frère, ils ont fui dans un camp de réfugiés, un village en fait, corrige-t-il, organisé comme un camp, avec les associations internationales, l’ONU.
Son frère se procure des dictionnaires, et Adam apprend avec lui, presque seul, à lire et écrire en anglais. Il le parle aujourd’hui parfaitement. En 2008, son père est enlevé dans le camp par des membres d’une tribu arabe. Il ne sait pas très bien pourquoi. Certains d’entre eux étaient des voisins, ils s’entendaient bien, avant qu’ils ne deviennent leurs ennemis. Personne ne sait ce qu’est devenu son père, mais une rumeur parmi d’autres dit qu’il a été dans le désert. Sa mère meurt peu après. Sur l’ordinateur que j’ai laissé allumé entre nous deux, il s’arrête peu après -un mot-clé comme Darfour mène à ce genre d’images- sur des photographies d’animaux morts, en décomposition. « Les gens les mangeaient pour survivre, malgré l’odeur épouvantable. » Il s’arrête ensuite sur un cadavre d’homme. « Là-bas, les gens mouraient comme ça, tu vois derrière, ils passent sans même le regarder, dans le désert il faut toujours marcher. Un jour j’ai bu de l’eau mêlée avec du sang. La mare au fond de la vallée était remplie de corps. Beaucoup de gens sont morts parce qu’ils ont bu de l’eau comme ça, ou mangé des bêtes en putréfaction. Surtout les enfants. »

En 2010, son frère et lui subissent une dernière attaque. Peu après ils pensent trouver refuge dans le camp de Kalma, le plus grand du Darfour, un temps le plus grand au monde -il abrite à l’époque quelques 60 000 personnes. Le bloc 8 devient pour eux un synonyme de l’enfer. Ici, on trouve des mercenaires, des armes, de la drogue. L’année suivante, ils sont enlevés alors qu’ils se promènent en bordure du camp. Les yeux bandés, ils font un voyage de deux jours à l’aveugle avant d’être jetés dans une espèce de cave creusée à l’intérieur d’une montagne. Ils passent quatre mois dans des couloirs séparés par des grilles. Classés par âge dans deux groupes différents, son frère et lui ne se voient qu’à travers une grille. En arrivant, ils ont tué deux personnes devant eux pour que les autres obéissent. Son frère est violemment frappé sur le dos et sur la jambe, il en garde des traces et une longue et profonde cicatrice. Ils finissent par être libérés contre la promesse de donner des informations. De retour au block 8, pour pouvoir se taire, ils vivent clandestinement pendant quatre autres mois.

Puis ils reviennent au Nord Darfour dans le camp de Kasap, où ils se cachent, là aussi. Ici les indicateurs sont achetés contre un peu de nourriture. Il y a des enlèvements. « Nous avons eu de la chance » me dit-il simplement.
C’est un cheikh qui finalement leur permet de quitter le Darfour, en 2014. Ils voyagent jusqu’en Libye dans un camion à bétail, au milieu des animaux. Ils finissent par rejoindre Benghazi puis Derna. Ils y restent un an. Son frère se fait peintre en bâtiment, Adam l’aide quelquefois en nettoyant les murs, mais surtout il fait le ménage dans un supermarché -les étrangers ne touchent pas à la caisse- son premier travail. À force d’économies, ils parviennent à traverser la frontière jusqu’à Alexandrie dans des camions fermés et de là ils embarquent sur deux bateaux différents. Celui de son frère est intercepté par des garde-côtes égyptiens. Pour ne pas risquer d’être renvoyé au Darfour, il préfère raconter qu’il vient du Tchad et est emmené dans ce pays qu’il ne connaît pas. Adam n’a plus de lui désormais que des nouvelles indirectes, plutôt floues. Quant à lui, son embarcation reste treize jours à dériver en mer, avant qu’on ne la trouve et qu’on débarque les passagers à Catane. Sur les trois-cents personnes qui ont pris place à bord, quatorze sont décédées. De la Sicile, ils sont emmenés presque aussitôt à Milan où il ne reste que deux ou trois jours.
À Vintimille, en revanche, il se retrouve bloqué à la frontière pendant un mois. Là-bas, il croise la route des militants no border. Il me cite une dizaine de prénoms puis il me dit tous les mots qu’il connaît en italien: « Ciao bello », « Bellissima », « Aspetta, aspetta », « Come stai? », « Tutto bene »… « Là-bas, m’explique-t-il, j’ai croisé des activistes extraordinaires, mais ils ne peuvent rien faire. Ce n’est pas le gouvernement qui pose problème, c’est le système de vie qu’il y a entre les gens. » Il me raconte encore qu’il veut apprendre quatre langues -« je n’en connais qu’une, l’anglais, l’arabe ça ne compte pas, c’est ma langue maternelle »- et la première sera l’italien. « Un jour je retournerai là-bas pour leur faire la surprise. » Nous nous découvrons même un ami commun, Enzo Barnabà, un historien qui le premier écrivit sur le pogrom dont firent l’objet des Italiens, en 1893, à Aigues-Mortes.
Un jour finalement, il parvient à passer la frontière en train. Aux autorités il finit par mentir sur son âge. En ce rare jour où la vie répond à son sourire, la police laisse passer ce gamin de seize ans.
Notre entretien fini, nous marchons dans les rues de Calais. Adam qui a vu tant de morts et a défié tant de fois son destin a peur de tout ici. Il ne veut pas être photographié, même de dos, même ses mains, que les barbelés de la zone portuaire ont profondément déchirées. Au restaurant, j’ai vu sa jambe gauche trembler nerveusement sous la table -« ici, ce n’est pas un lieu pour nous ». Alors je lui dis que nous allons visiter le centre. « Oui, je suis un touriste » acquiesce-t-il en riant. Nous allons jusqu’au beffroi de l’Hôtel de ville, je lui explique comment reconnaître l’origine d’une voiture avec sa plaque minéralogique -il transmet aussitôt cette information à un ami venu nous rejoindre- puis devant la statue des Bourgeois de Calais par Rodin, je lui parle du Moyen-Âge. Une plaque raconte l’histoire du siège de la ville par les Anglais, la famine qui sévissait en temps de guerre. Il paraît surpris, et les circonstances font que je le suis aussi de ces brusques échos d’espaces et de temps. « Tu aimes lire? » « Je n’ai pas le temps, mais j’ai trouvé Le Seigneur des anneaux. Les soirs où je renonce à passer, je lis, j’aime beaucoup l’histoire des Hobbits. » Nous nous asseyons sur un banc, il me demande une cigarette, la première depuis quatre mois. « Je ne comprends pas pourquoi les gens ne parlent que des Syriens. Je sais qu’ils souffrent et que c’est normal d’en parler, mais nous, du Darfour tout le monde nous a oubliés. Et les Érythréens, les Somaliens… » Je ne sais quoi lui dire. « Quel est ton souhait dans la vie? » reprend-il soudain. Alors que je réfléchis, il me donne sa réponse: « Moi, je n’ai qu’un souhait. Avoir des papiers. Sans papiers, tu ne peux rien faire, tu es toujours un clandestin. Sans papiers, tu es juste une merde, tu n’es rien. »

Parmi les images qui apparaissaient sur l'ordinateur, il y avait ce dessin d'enfant qui montrait l'attaque d'un village du Darfour. C'est un très bon dessin, m'a dit Adam.

Parmi les images qui sont apparues devant nous sur l’écran de l’ordinateur, il y avait ce dessin d’enfant, qui montre l’attaque d’un village du Darfour. C’est un très bon dessin, m’a dit Adam.

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