22 août 1914 : le jour le plus sanglant de l’Histoire de France, entretien avec Jean-Claude Delhez.

 
Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le lendemain, les troupes du général von Moltke pénètrent en Belgique. Le 6 août, celles du général Joffre lancent une offensive sur l’Alsace. Mulhouse est prise le 8 et perdue le 10. Le 19, les Allemands entrent dans Bruxelles alors que les Français tentent en vain une nouvelle percée en Alsace et Lorraine.
À l’aube du 22 août, sur les ordres du général Joffre, une attaque est lancée au centre de la ligne de front, sur le modèle de la bataille d’Austerlitz. Mais à la tombée de la nuit, l’échec est total : 25 000 soldats français ont perdu la vie sur l’ensemble du front. Bien que cette journée demeure la plus meurtrière de toute l’histoire de France, la bataille des Ardennes est perçue comme une simple conclusion de la Bataille des frontières.
L’épicentre du désastre a lieu autour du village de Rossignol dans le Luxembourg belge : on dénombre 7000 tués dans l’armée française, dont deux généraux, autant qu’à la bataille de Waterloo.
Journaliste et historien, Jean-Claude Delhez a consacré deux gros volumes à cet épisode oublié et à ses conséquences immédiates. Dans un autre ouvrage, il a rassemblé les principaux témoignages des combattants français. Tout récemment enfin, il a publié aux éditions Economica une synthèse de ses recherches.

La cavalerie française en avant-garde le 6 août 1914. Aquarelle de Nestor Outer

« Au Bon-Dieu Gilles à Virton. Arrivée d’une avant-garde de dragons français le 6 août 1914 ». Aquarelle de Nestor Outer (1914).

Olivier Favier : Vous avez consacré de longues recherches sur l’histoire militaire des derniers mois de 1914, un domaine surtout abordé avant vous par des officiers dans l’entre-deux-guerres, et pour le moins boudé par les études contemporaines. Vous affirmez que la Bataille des frontières est, avec la bataille de la Marne qui lui fait immédiatement suite et l’offensive finale des été et automne 1918, le « premier volet d’une trilogie dramatique » sur le front occidental. D’autres batailles qui y ont eu lieu, bien plus connues du grand public – à commencer par la Somme et Verdun – n’ont pas eu les mêmes conséquences, militaires, économiques et humaines. Les phases décisives de la guerre, et les plus meurtrières, seraient donc celles d’une guerre de mouvement ?

Jean-Claude Delhez : Selon moi, la Grande Guerre se décide au début et à la fin. Entre les deux, c’est-à-dire pendant la guerre des tranchées, il ne se passe militairement plus rien. D’ailleurs, c’est aussi au début et à la fin que les armées concèdent les plus lourdes pertes et non, comme on pourrait le croire, dans les batailles bien connues de 1916 (Verdun et la Somme) et encore moins dans celles de 1917 (Chemin des Dames). Les statistiques mensuelles de pertes franco-allemandes, pour peu qu’on puisse s’y fier, dessinent un pic en août-septembre 1914, puis baissent constamment jusqu’en 1917, avant de remonter en 1918. Quant à l’impact stratégique, la bataille des Frontières décide de l’invasion de la France et de la Belgique et de la capture par l’Allemagne des mines de fer de Lorraine, qui permettront à son industrie de tenir pendant les quatre années qui suivent (sans quoi, la guerre s’arrêtait en 1915, faute d’acier allemand) ; la bataille de la Marne interdit à Berlin de l’emporter dès les premières semaines de guerre, à l’inverse de 1870 et 1940 ; et les offensives de 1918 offrent la victoire finale aux Alliés (sachant qu’il se mène dans la coulisse une autre guerre, économique, qui étrangle progressivement l’Allemagne). C’est pour cela que je range la bataille des Frontières dans la trilogie des confrontations décisives de 1914-1918.

L'infanterie française à l'assaut le 22 août 1914. Aquarelle de Nestor Outer.

L’infanterie française à l’assaut le 22 août 1914. Aquarelle de Nestor Outer.

Olivier Favier : Cette bataille est aussi méconnue que les raisons qui en ont fait une hécatombe pour l’armée française. Plusieurs mythes continuent d’habiter l’imaginaire de cet été 1914, qui ont vu mourir deux écrivains-soldats enthousiasmés par la guerre, Ernest Psichari – à Rossignol le 22 août – et Charles Péguy le 5 septembre. C’est le cas par exemple de l’image d’une armée transportée par la « furia francese » et une foi inébranlable dans l’offensive à outrance, disposant d’une artillerie inférieure à celle de l’adversaire et convaincue que les baïonnettes valent mieux que les mitrailleuses. Pour vous, les raisons de l’échec cuisant du général Joffre sont à chercher ailleurs, à commencer par la hiérarchie particulièrement rigide de l’appareil militaire et la faible aptitude de ses cadres. Votre livre s’ouvre par un rappel de la bataille de Sedan en 1870. L’Histoire repasserait-elle les plats ?

Jean-Claude Delhez : On pourrait longuement philosopher sur les relations franco-allemandes des deux derniers siècles. Pour s’en tenir à 1914, la lecture historique est embrouillée par une multitude de mythes. Dans un livre publié l’an dernier, j’en pointe une douzaine, que je passe l’un après l’autre au crible de la critique. Il y a malheureusement des failles dans l’historiographie contemporaine, qui ne connaît pas les publications anciennes sur 14-18 (avec leurs forces et faiblesses), qui ignore les apports modernes de la recherche, d’ailleurs fort rares, et qui pousse ainsi l’histoire de la Grande Guerre dans une sorte de caricature. L’offensive à outrance, la faiblesse de l’artillerie française, la bêtise de Joffre, c’est du bidon, de même que quantité d’autres idées reçues. Il est consternant de noter que l’on donne encore cela à lire au public un siècle après les faits, y compris sous la signature d’auteurs très connus.

Les causes des défaites sanglantes de l’armée française dans l’été 1914 tiennent à la faiblesse de l’infanterie (uniforme trop voyant et tir imprécis) et surtout à celle du commandement intermédiaire, c’est-à-dire la hiérarchie qui va du colonel de régiment au général d’armée. Chez ces officiers, on découvre des tares physiques et psychologiques (obésité, dépression nerveuse…) mais l’essentiel est dans l’infériorité intellectuelle vis-à-vis du commandement allemand. Ce dernier est d’un niveau fort homogène là où chez les Français on trouve des généraux de même valeur et d’autres qui commettent des erreurs dramatiques, qui se payent au prix fort. Il faut suivre, par exemple, l’errance de l’état-major du corps colonial à la bataille de Rossignol pour comprendre l’ampleur de ces lacunes et leur impact sur les combats.

Au soir de la bataille du 22 août 1914. Aquarelle de Nestor Outer.

Au soir de la bataille du 22 août 1914. Aquarelle de Nestor Outer.

Olivier Favier : Un autre aspect du mois d’août 1914 est celui des « atrocités allemandes », lequel a été fort bien étudié par les historiens irlandais John Horne et Alan Kramer. Le nombre des victimes civiles connaît un pic précisément les 22 et 23 août 1914. L’un des paradoxes de cette bataille est qu’elle est surtout commémorée régionalement dans le Luxembourg belge -elle a été quelque peu écartée des commémorations nationales à Bruxelles- alors que Français et Allemands qui y sont morts en masse ne l’ont pas retenue comme une page importante de leur Histoire. Quelles en sont les traces -différentes bien entendu que pour la guerre de tranchée- encore visibles à l’échelle locale ? Existe-t-il une approche comparée entre chercheurs français et allemands, notamment au niveau de l’exploitation des sources ?

Jean-Claude Delhez : Si je m’exclus de la question, la recherche sur la bataille des Frontières n’existe pas. Il n’y a pas d’émulation scientifique. Côté allemand, on évite tant que possible de remuer ce genre d’histoire : avoir Adolf Hitler comme personnage historique majeur n’incite pas à se lancer dans l’histoire des conflits mondiaux. D’autant qu’il y a déjà des exactions allemandes en août 1914. Côté français (ou belge) on ne fait que synthétiser, généralement mal, quelques ouvrages généraux. Il n’y a pas grand monde dans les fonds d’archives. Je les fréquente depuis vingt ans : en Allemagne, par exemple, je n’y ai jamais vu un Français. Il faudrait d’abord que l’historien de ce conflit comprenne un peu l’allemand. On n’en est même pas là. La simple recherche bibliographique, en langue française, est déjà très lacunaire. Il y a comme une malédiction sur cette époque qui veut que son souvenir historique soit à ce point maltraité.

En fait, au-delà des anniversaires, l’intérêt pour le conflit ne subsiste, je pense, que par les liens personnels. On le voit, depuis dix ou vingt ans, par la publication de souvenirs de poilus sortis des greniers. Au cours de mes recherches et de mes publications, les passionnés que j’ai rencontrés l’étaient quasi uniquement par les liens du sang, si je puis dire : un grand-père qui a fait la guerre, des origines familiales sur un lieu de bataille. Une vision plus détachée des choses se limite à des milieux intellectuels dont les débats, me semble-t-il, n’excitent pas les foules.

Au surlendemain de la bataille du 22 août 1914. Aquarelle de Nestor Outer.

« Dans les blés, au surlendemain de la bataille de Virton » (22 août 1914). Aquarelle de Nestor Outer (1915).

Olivier Favier : Le centenaire de la guerre est l’occasion de nombreuses publications, dont l’intérêt est variable et dans lesquelles les lecteurs peuvent avoir du mal à se retrouver. En l’absence de témoins directs, il est néanmoins fort probable que la ferveur mémorielle liée à cette période tragique faiblira passé cette occasion. Ce sera peut-être l’occasion de rendre, loin d’enjeux qui leur sont étrangers, la parole aux historiens. Quels sont vos prochains terrains d’investigation et quels sont ceux que vous pensez prioritaires concernant cette période ?

Jean-Claude Delhez : Sur 14-18, il reste énormément à faire. Le problème, c’est qu’on ne le sait pas et que personne n’a envie de se fatiguer à le faire. Donc, je pense que la logique actuelle va se poursuivre, c’est-à-dire que le niveau va empirer. Maintenant, il ne faut pas se leurrer, cette période intéresse peu, en dehors du coup de projecteur actuel et très passager. L’image qui en est donnée, partiellement erronée, ne fait d’ailleurs pas envie. J’imagine qu’on poursuivra pour l’éternité des débats entre universitaires sur le sexe des anges. En même temps, mal comprendre 14-18 ne change rien au quotidien de l’homme d’aujourd’hui. Tout cela n’est pas grave, ce n’est que du loisir intellectuel, rien de plus.

En ce qui me concerne, j’ai terminé mes recherches sur le sujet par la publication, il y a quelques semaines, d’un livre consacré à l’espionnage. J’écris un ultime ouvrage d’histoire, en ce moment, sur 1940 cette fois. Pour la suite, j’ai des projets mais dans des domaines totalement différents, notamment un essai sur la société de consommation.

Le repli de l'armée française. Aquarelle de Nestor Outer. La ressemblance avec "Cavalerie rouge" de Kasimir Malevitch (1928 -1932) est particulièrement frappante.

« Soir tragique à Brevannes ». Aquarelle de Nestor Outer (1914). L’armée française se replie après avoir perdu 7000 hommes sur la route et dans la forêt de Rossignol. La ressemblance avec « Cavalerie rouge » de Kasimir Malevitch (1928 -1932) est particulièrement frappante.

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